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monde où les thèses et les antithèses s’entrechoquent, sans qu’on puisse décider entre elles autrement que par des goûts personnels. Aussi, quoique M. Taine dise à la dernière page de son livre : « Ici nous sommes au seuil de la métaphysique, je m’y arrête, » il n’est pas douteux que, sur la question de la nature des corps, il a déjà passé la porte. À notre avis, c’est un tort. Quoiqu’il ne soit peut-être pas si facile que les positivistes le pensent, d’éliminer la métaphysique partout et toujours, il importe d’être bien en garde contre elle, là surtout où, de tout temps, elle a régné ; là où elle a fait que toute connaissance positive a été sacrifiée à des discussions insolubles, c’est-à-dire dans la psychologie. Une réaction, même exagérée, est nécessaire. — Ces réserves faites, on doit reconnaître que les théories métaphysiques, bien que non scientifiques par nature, peuvent cependant se rapprocher beaucoup des données scientifiques et on ne peut nier que, dans son hypothèse des moteurs mobiles, M. Taine a fait un effort sérieux pour saisir la réalité. Il a de plus l’avantage de se mettre en harmonie avec la tendance qui prévaut dans les sciences : la réduction au mouvement, la conception mécanique de la nature. Mais il ne s’en trouve pas moins en face de ces questions insolubles : qu’est-ce que le mouvement ? qu’est-ce que le mobile ? qu’est-ce que « ces inconnus que nous nommons molécules ? » bref, en face de tous les problèmes inextricables sur la nature de la matière. Il faut le louer aussi de n’avoir pas fait reparaître sous le nom de forces ces entités qu’il a si vivement proscrites et dont les dynamistes de nos jours font tant d’usage, comme d’une explication solide et satisfaisante.

C’est encore sur la nature hallucinatoire de l’image que M. Taine a appuyé sa théorie de la mémoire, l’une des parties les plus originales de son livre qui, à notre avis, n’a pas été assez remarquée. Pour le psychologue, la question de la mémoire est fort embarrassante. Sans parler des difficultés secondaires, il en rencontre une capitale : expliquer comment un fait de conscience actuel, présent, peut nous apparaître comme appartenant au passé. Dire, avec Reid, que le souvenir est le produit d’une faculté spéciale, c’est recourir à une explication de mot. Prétendre, comme d’autres l’ont fait[1], que la mémoire se ramène à deux actes : une conception et une reconnaissance, c’est répondre à la question par la question même ; puisque la reconnaissance n’est en réalité qu’un souvenir. La théorie des résidus, telle qu’elle a été exposée par Herbart et divers psychologues, s’applique plutôt aux conditions physiologiques

  1. En particulier Garnier, Traité des Facultés, etc., livre VI, ch. 6 § 1er .