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ribot.m. taine et sa psychologie

groupes que nous rapportons les phénomènes de même nature donnés dans notre expérience actuelle ; c’est d’après eux que nous les classons. Nous donnons à ces possibilités permanentes de sensation un nom particulier et « comme l’expérience la plus familière de notre nature mentale nous enseigne qu’un nom différent est bientôt considéré comme le nom d’une chose différente, » nous en venons à regarder ces possibilités de sensation ainsi aliénées et posées hors de nous comme une réalité, et nous donnons à ce fantôme métaphysique le nom de matière. Telle est, en bref, la conclusion de Stuart Mill[1]. M. Taine l’adopte tout entière, mais en y faisant une addition qui implique toute la différence de l’idéalisme au réalisme.

Si tous les êtres sentants disparaissaient, ne resterait-il rien du monde extérieur ? Un corps quelconque, une pierre, n’a-t-il aucune réalité intrinsèque ? M. Taine lui en accorde une ; il pose tout corps comme une série d’événements, en face de cette autre série qui chez l’être sentant constitue la conscience. Le corps est un groupe de mobiles moteurs. Les sectateurs de Berkeley eux-mêmes ne font pas de difficulté pour considérer comme une réalité tout sujet sentant autre que nous, animal ou homme : ils le considèrent non-seulement comme un faisceau de possibilités permanentes de sensations, mais aussi comme une série de sensations, d’images et d’idées plus ou moins analogues aux nôtres, qui en font une chose effective existant au même titre que nous. Nous pouvons, par induction et analogie, conférer à la pierre cette existence indépendante que nous avons donnée à l’animal et à nos semblables, après avoir, par des éliminations préalables, retranché de cette existence indépendante ainsi posée hors de nous, tout ce qui est nôtre. Or, cette élimination opérée, ce qui reste de la pierre, c’est « une série d’états successifs compris entre un moment initial et un moment final, et définis par leur ordre réciproque que nous nommons le mouvement pur. » En sorte que si tous les êtres sentants venaient à disparaître, la pierre resterait un ensemble de mobiles moteurs, un groupe distinct de tendances au mouvement, et de mouvements en train de s’accomplir (Tome II, chap. I, § 7).

Il est aussi impossible de détruire l’idéalisme par des raisonnements que d’y croire sincèrement en pratique. Ces mobiles moteurs, ce minimum de réalité auquel M. Taine réduit les corps, se ramène en fin de compte pour nous à des états de conscience : il n’en peut être autrement et l’auteur en convient. De sorte que par là l’idéalisme reprend ses avantages et reste inexpugnable en théorie. Nous sommes donc ici en pleine métaphysique, c’est-à-dire dans un

  1. Voir La Philosophie de Hamilton, ch. XI.