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analyses.liebmann. Zur Analysis der Wirklichkeit.

sable, sont destinées à passer : l’art les délivre et les rend éternelles.

M. Liebmann n’explique pas ce que c’est que cette délivrance du beau. Le beau, pourrait-on ajouter, est partout emprisonné dans le laid, c’est-à-dire, environné de beautés inférieures (car tout est beau, pour qui sait regarder chaque chose en elle-même), qui se trouvent à ses côtés, en désordre, et comme en révolte contre leur supérieure, sous les ordres de qui elles devraient se ranger. Telle est une blessure dans un corps vivant : admirable aux yeux du naturaliste, qui y découvre la fermentation merveilleuse de mille forces, les essais de certaines natures élémentaires pour s’organiser ; horrible pour l’artiste, qui voit la force vitale désobéi dans son domaine propre. L’art écarte ces laideurs, et crée des beautés pures, pleinement ordonnées.

M. Liebmann s’explique sur la question de la liberté dans son dernier chapitre ; l’Idéal éthique. Notre croyance pratique à la loi morale ne doit, dit-il, souffrir aucun dommage de nos théories, même déterministes. Nulle théorie ne nous dispense du devoir. Un déterminisme qui irait jusqu’à affaiblir ces convictions, et aurait une influence pratique, serait déjà corrompu, tourné au fatalisme. — Doctrine excellente, mais insuffisante par elle-même : il ne dépend pas de nous, d’empêcher nos théories de passer dans nos actes, si ces théories y tendent par elles-mêmes. Aussi M. Liebmann tâche-t-il de concilier la liberté avec ces lois universelles qui, selon lui, gouvernent la réalité, le monde même des noumènes. D’abord, dit-il, l’idée même de la liberté agit, et modifie le cours des choses. En outre, notre liberté prouve sa réalité lorsque, en deux moments différents de notre vie, en présence de motifs identiques, elle choisit deux partis opposés. Et enfin, la liberté est le propre d’un être qui a l’idée de divers genres de bien : physique, intellectuel, moral, et choisit entre eux. Ce sont là des motifs d’ordres divers, et qui n’ont pas de commune mesure. On ne peut donc pas dire que le plus fort l’a emporté. C’est notre volonté qui a librement choisi tel ou tel point de vue, et détourné nos regards du reste.

Toutes ces remarques (auxquelles je donne peut-être plus de précision que l’original) sont bonnes, mais combien peu décisives ! Quelle distance entre cette théorie chancelante et la forte doctrine de Kant, qui après avoir distingué les deux mondes : de la Nécessité et de la Liberté, les unit par le lien de la Finalité, c’est-à-dire du Progrès ; Kant avait vu sans doute que, si la nécessité, la soumission aux lois est la forme de tout progrès, la volonté libre en est l’âme. Mais c’est une solution que M. Liebmann s’est enlevée, puisqu’à ses yeux la Nécessité n’est point une forme extérieure et comme accidentelle de la réalité, et qu’elle en est l’essence même.

Il n’est pas nécessaire, je pense, d’ajouter après cette analyse, que ce livre tire M. Liebmann de pair, et lui assure déjà un des premiers rangs parmi les philosophes de l’Allemagne.

A. Burdeau.