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une doctrine empirique ne peut être construite qu’à l’aide de" ces principes, et les suppose au moment où elle prétend les créer puisque l’esprit ne pense pas sans eux. Puis c’est notre foi moderne, que toute réalité a ses lois ; l’Esprit a donc les siennes, et des lois propres à lui, puisqu’il est un monde à part. — M. Liebmann n’efface-t-il pas trop ici la part qu’a l’esprit dans la création de ses lois, notre autonomie intellectuelle ? C’est là, en vérité, son unique et perpétuel défaut. Kant, au rebours, faisait reposer la certitude des principes sur leur nature a priori : d’accord en cela avec Descartes, qui refusait de se fier à toute lumière venue du dehors, car, disait-il en son langage simple, elle peut être une ruse d’un malin génie occupé à nous tromper : et M. Liebmann ne fait-il pas un cercle, quand il asseoit la croyance en un a priori sur le dogme de l’universalité des lois ? car enfin, sur quoi ce dogme repose-t-il, sinon sur notre foi en l’un des principes à priori ?

M. Liebmann voit dans l’histoire de la doctrine de l’a priori trois grandes périodes : celle de Descartes, celle de Leibniz, celle de Kant. Descartes établit l’existence d’idées innées. Leibniz montre qu’elles sont entre nous à l’état latent, inconscientes. Kant fait voir qu’il ne faut pas les appeler idées, mais formes ou lois, et presque facultés. — M. Liebmann a raison, ce fut le rôle propre de Leibniz d’introduire dans la philosophie de Descartes l’idée de la continuité. Par là il montre : dans l’esprit, au-dessous de la région de l’attention et des pensées claires, la masse profonde des « petites perceptions, » que la conscience éclaire à peine, comme une lumière va s’affaiblissant en s’éloignant de son foyer. Dans le monde extérieur, la transition de l’homme aux animaux et aux plus basses formes de l’être. Dans le monde de la quantité, la continuité de toute variation, c’est-à-dire l’infini de petitesse et de grandeur. — Toutefois, il faut s’entendre : une absolue inconscience, rien ne prouve que jamais Leibniz y ait cru, pas plus qu’à un infiniment petit à la rigueur, ou à une absolue continuité. En mathématiques, il « n’admet pas plus de grandeurs infinitésimales que d’infinituples. » Et en physique, il veut, dans la continuité des êtres, des « lignes de rebroussement, » des « intervalles », des « chutes de musique. » Pourquoi se serait-il démenti en psychologie ? Je ne puis l’admettre, malgré M. Liebmann . Selon quelques-uns, Leibniz n’est partisan de l’infini que dans la question du progrès. Chaque partie de l’univers est, dit-il, encore « inculte » ; elle est comme « un abîme » d’où sortiront des substances nouvelles destinées à se développer, et cela sans fin. Ainsi ce serait en songeant à l’avenir que Leibniz a parlé de « la division du contenu à l’infini, » et du « nombre infini des substances. »

Au début de la seconde partie, M. Liebmann résume les résultats de la première. Toute recherche de la philosophie naturelle doit être regardée comme hypothétique en un sens : elle s’aide des principes premiers, se soumet aux lois constitutives de notre esprit ; à ce prix elle donne des conclusions certaines, valables, mais pour nous seuls,