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pouvons tirer des axiomes et des théorèmes évidents, qui constituent une sorte de géométrie d’un espace à une dimension et dont les parties ne coexistent pas : on peut l’appeler chronométrie ; M. Liebmann en fixe les fondements. De plus cette même idée est nécessaire en mécanique, pour la définition du mouvement constant, qui est capitale. Or elle n’est point acquise par expérience. Par expérience nous connaissons deux sortes de temps : le temps subjectif ou psychologique, le temps objectif ou astronomique. Le premier est évidemment irrégulier : la vitesse du temps, mesuré par le cours de nos pensées, est faible dans nos moments de langueur intellectuelle, énorme parfois aux heures d’exaltation : c’est ainsi que le bonheur est fugitif. Le temps astronomique même n’est pas stable : il est à croire que le frottement des marées, s’exerçant en sens inverse de la rotation de la terre, tend à allonger les jours, jusqu’à ce que le temps de rotation égale le temps de révolution (comme pour la lune) ; et s’il est vrai que toute planète, à l’exemple de la comète d’Encke, est retardée dans sa révolution par la résistance de l’éther, la durée de l’année solaire doit diminuer lentement. Ainsi l’expérience ne nous offre rien de pareil à cette constance d’allure qui est le propre du temps absolu. — Faut-il, là-dessus, conclure que le temps absolu est une réalité, dont les deux temps empiriques ne seraient que d’imparfaites images ? Non : un temps réel n’est rien d’intelligible : car qu’est-ce qu’une succession en soi, et séparée des faits qui se succèdent ? Il n’est donc qu’une idée, ou mieux encore, une forme vide, une façon de se représenter les choses, et comme une faculté qui se développe en nous au contact de la réalité. Cette forme en outre est purement humaine : en effet, la distinction du présent, du passé et du futur n’a rien de constant ; elle est profonde pour un être dont la vie est lente, elle tend à disparaître pour un être actif. Selon une hypothèse de V. Baer, concevons un être si lent, qu’il lui faille vingt-quatre heures pour accomplir un acte de perception. Pour lui la nature changera avec une effroyable soudaineté : le soleil lui apparaîtra comme un cercle lumineux permanent ; l’été succédera à l’hiver, avec un intervalle comparable à l’une de nos minutes ; il percevra les lentes déformations des continents, et les plus paisibles révolutions géologiques seront pour lui des cataclysmes : le passé sera séparé du présent par un abîme. Donc, si nous imaginons au contraire un être dont la vitesse de perception soit infinie, l’écoulement des choses ne lui sera plus sensible, il ne connaîtra plus de temps. Le temps ne saurait donc être un mode d’existence essentiel aux choses hors de nous. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il existe hors de nous je ne sais quoi qui y correspond, et qui, notre nature étant donnée, doit produire en nous cette forme intellectuelle, le temps.

Ainsi encore un coup l’à priori ne naît pas de l’intelligence seule, ni du sujet seul. Il nous est imposé par un Inconnu extérieur ; et en effet cet Inconnu, qui nous apparaît à travers un voile, pourrait être vu face à face par un esprit différent. — Ce nouvel argument mériterait quel-