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maître. Mais voici où l’entente cesse : Kant établit un lien entre les deux raisons, concilie le déterminisme de l’une avec la liberté de l’autre. Il tire cette conciliation du sens qu’il donne au mot subjectif : toute connaissance est subjective, d’après lui, en ce sens que la matière en est totalement étrangère aux lois de l’esprit, inintelligible en soi, tandis que la forme vient totalement de l’esprit. De la sorte, rien d’intelligible, c’est-à-dire rien de soumis aux lois n’existe hors de l’esprit ; les noumènes ne sont rien d’accessible à l’intelligence ; aux lois subjectives ne correspond aucune nécessité réelle : la liberté est donc possible. Par suite, si le monde des noumènes est accessible, il le sera uniquement pour la raison pratique ; une seule métaphysique est permise, celle qui se fonderait sur la morale. — M. Liebmann n’admet pas cette conciliation, et croit voir une contradiction dans cette affirmation et cette négation de la métaphysique. Comme si ce mot, dans les deux cas, n’avait pas deux sens différents. Pour lui, dire que toute connaissance est subjective, c’est dire que les choses en soi apparaissent différemment à des esprits différents, et ne se révéleraient pleinement qu’à un esprit parfait ; par ce mot, il entend donc la limitation de notre esprit, et ainsi il laisse renaître le scepticisme. Selon lui, nous ne pouvons rien savoir, rien nier, des choses en soi, non pas même qu’elles sont autres quelles ne nous apparaissent ; par suite la métaphysique rationnelle subsiste, bien qu’à l’état d’hypothèse, et même invérifiable pour nous. Pour des êtres surhumains (Uebermenschen), elle deviendrait une science.

La première partie du livre, la critique de la connaissance, se réduit à une démonstration de la subjectivité de notre science, avec ce sens particulier du mot. Toujours la même question revient, sous cinq ou six formes très-différentes ; et cela fait un pareil nombre d’essais, identiques quant à l’esprit, très-divers par les sujets.

Idéalisme et Réalisme. M. Liebmann expose l’immatérialisme de Berkeley, et met en face la doctrine de Kant, interprétée à sa manière. Berkeley, dit-il, en niant expressément l’existence de la matière, est tombé dans la métaphysique. Sa théorie, sans être fausse, est purement hypothétique. Seule, la critique kantienne pouvait lui donner un sens, et la concilier avec un certain réalisme. Il faut passer rapidement sur cet écrit, dont l’argumentation est un peu ambiguë : l’idée capitale en est que l’idéalisme et le réalisme doivent subsister, à titre d’hypothèses métaphysiques, inattaquables aussi bien qu’indémontrables. Or chaque argument de l’auteur tend à détruire formellement la doctrine de Berkeley : aussi dit-il en terminant que cette doctrine ne doit pas être jugée d’après les preuves particulières qu’en a données ce philosophe. — Quand M. Liebmann oppose Kant à Berkeley, il n’est guère plus convaincant ; Kant ne semble pas admettre, non plus que son prédécesseur, l’existence de la matière en soi, fût-ce à titre hypothétique. Et même, la preuve essentielle de Berkeley : que nous ne pouvons rien concevoir d’entièrement différent de nous et de ce qui