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henry.malebranche d’après des manuscrits inédits

tendent que toutes les connaissances ne sont que des préjugés ? Il est vrai qu’il y a d’autres personnes qui ont les mêmes préjugés que nous ; mais nous devrions avoir quelque[1] égard pour ceux qui nous contrarient que pour ceux qui sont de notre partie. Il semble donc qu’il est très-raisonnable d’entreprendre l’examen de plusieurs ou de toutes les choses que nous prétendons connaître, et à moins que de vouloir nous défaire de nos préjugés, il est impossible que nous puissions faire aucun progrès dans les sciences.

Nous attribuons aux corps qui nous environnent les sensations que nous sentons en notre âme. Nous attribuons au feu le sentiment de chaleur que nous sentons lorsque nous (sic) approchons de lui : nous attribuons à l’air, à l’eau le froid que notre âme sent à leur occasion et quoi (que) l’expérience du thermomètre nous fasse voir que le degré de chaleur de l’air d’une cave soit le même en hiver qu’en été, nous disons qu’il a la chaleur que nous y sentons en hiver et le froid que nous y sentons en été. Il n’y a qu’en l’air extérieur que se trouve quelque changement, et encore jusques à une certaine hauteur, car dans les plus hautes montagnes il y a de la neige hiver et été ; cependant elles sont plus proches du soleil. Il y a des peuples qu’on appelle Turcomans ; ils sont répandus dans l’Asie ; ils ont de petites maisons portatives : ils sont dans les pleines (sic) en hiver ; mais en été ils vont avec tout leur tropeau (sic) sur les montagnes, afin de respirer l’air frais. Les Hollandais qui ont été vers le pôle arctique pour découvrir quelque passage par la mer Glaciale mouraient presque tous du froid excessif qu’il y fait : mais ils se sont avisés à la fin de faire des caves dans la terre, où ils se conservaient en bonne santé.

Ceci me fait souvenir de la plaisante opinion de l’auteur de la pluralité des mondes, qui prétend que ceux qui nous paraissent obscurs dans la lune et que les philosophes croient être des mers, il dit en un endroit que pouvaient être plutôt des caves que la nature y a creusées afin que les habitants[2] qui y sont s’y retirent pour se mettre à couvert de la chaleur du soleil. Il n’a pas fait réflexion qu’ils pouvaient mieux et plus commodément se retirer sur les montagnes, comme fout les Turcomans, et y bâtir des villes, où assurément ils auraient de la fraîcheur, ce que les Turcomans ne font pas à cause qu’ils sont vagabonds et à cause de la vicissitude des saisons : mais il y a apparence que le changement des saisons n’a pas lieu dans la lune et ainsi les habitants de la lune peuvent s’y établir à leur aise sur le haut des montagnes qu’on voit sur la lune. De plus les caves qu’il prétendrait être dans la lune doivent être de la grandeur de toute la France ; or un creux si à découvert n’est plus une cave mais plutôt un grand valon (sic) où le soleil ne laisserait pas que d’y donner, comme il donne dans les valons et dans la mer icy bas et il y ferait par conséquent une chaleur étouffante. Ainsi cette opinion-là est une pure chimère, et c’est condamner aux mines les habitants de la lune.

Il faut déraciner les mauvaises herbes de notre esprit, afin d’y pouvoir semer et y planter de bonnes ; il faut ôter les préjugés de votre âme avant que d’apprendre de nouvelles vérités. Les objets que nous apercevons par nos sens n’ont pas les sentiments que nous apercevons à leur occasion. Le sentiment de la chaleur est dans notre âme et non pas dans le feu, où il n’y a qu’une grande agitation de parties.

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