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ribot.m. taine et sa psychologie

nous faire parler dans les autres. » Ce que M. Taine a emprunté à Condillac, c’est sa genèse du nom de nombre. « Notre premier calcul, dit Condillac, a dû se faire avec les dix doigts ; mais par suite de l’imposition du nom, le calcul avec les mots remplace le calcul avec les doigts. À. chaque collection d’unités, nous donnons un nom, pour la distinguer de la collection précédente qui a une unité de moins, et de la collection suivante qui a une unité de plus[1]. » — Le rôle du mot est bien indiqué par Condillac, mais non dans toute son étendue. M. Taine, au contraire, a exposé ce rôle dans sa généralité et sous une forme méthodique. Il s’est attaché à montrer que l’abstraction a ses degrés à peu près comme le nombre a ses puissances. Il a montré comment le signe n’est pas seulement un substitut, mais comment il peut, sans limites assignables, devenir un substitut de substitut. Il a montré le passage de l’image au nom propre, du nom propre au nom commun, du nom commun au nom abstrait, de la qualité à la quantité ; il la montré non-seulement pour les nombres, mais pour les termes de la géométrie et de la métaphysique. Cette croissance dans l’abstraction, très-facile à constater dans certains cas, ne l’est pas toujours. L’établir, c’est rendre un grand service ; c’est faire disparaître bien des questions vaines et des difficultés factices. Le coup porte haut, car l’idéologie abolit ainsi sans respect ces entités mystérieuses qu’on plaçait au sommet des choses et qu’on prenait pour la réalité suprême par l’impuissance de les ramener, à la suite d’analyses bien conduites, aux concrets qui sont la seule réalité.

L’analyse nous conduit des signes, c’est-à-dire des substituts de l’image, à l’image elle-même, substitut de la sensation. Cette étude, qui joue dans la psychologie de M. Taine un rôle capital, s’appuie sur une observation formulée pour la première fois par Dugald Stewart : c’est que l’acte d’imagination, la conception d’une image, est toujours accompagnée d’une croyance (momentanée au moins) h l’existence réelle et actuelle de son objet. Pendant un temps ordinairement très-court, mais qui dans certains cas peut être très-long, l’image ne se distingue pas de la sensation ; en sorte que, pendant ce temps-là, imaginer et percevoir c’est tout un. M. Taine confirme la remarque du psychologue écossais par un grand nombre de faits qui montrent la tendance de toute image à devenir une hallucination.

Mais, à ce premier moment en succède un second qui le contredit. L’illusion est suivie d’une rectification qui restreint en partie

  1. Condillac. Langue des calculs. C’est ainsi que nous plaçons la collection nommée huit, entre la collection nommée sept et la collection nommée neuf.