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ANALYSES. — sully.Pessimism, history criticism.

Comme conception scientifique ou philosophique de l’univers, le pessimisme n’a donc pas la moindre légitimité. Si la question, au contraire, passe du métaphysicien au moraliste, si elle cesse d’être un problème de cosmologie pour devenir un problème de psychologie, alors elle prend un sens. Le défaut des pessimistes contemporains, à notre avis, c’est de trop traiter le monde comme un problème de psychologie toute personnelle ; mais c’est là même ce qui les rend piquants, originaux, ce qui les met en vogue près de tant de lecteurs. Ils doivent donc être jugés beaucoup moins comme des philosophes que comme des moralistes. À ce titre, ils ont mis en saillie, ils ont exagéré tout un côté de la nature humaine, et sur ce point, M. Sully ne nous paraît pas toujours rendre assez justice. Eux aussi, ils voudraient le mieux. « Quelle est, dit Emerson, la cause de ce malaise qui nous est propre, de cet éternel mécontentement ? Qu’est-ce que ce sentiment universel du besoin et de l’ignorance, sinon le moyen qu’emploie l’Oversoul pour nous faire entendre ses réclamations infinies[1] ? » Être mécontent de la condition humaine est à la fois force d’imagination et faiblesse de bon sens. C’est le mérite de l’homme de valoir mieux que sa condition ou du moins de la rêver plus haute. Le pessimisme traduit certes mieux cette aspiration qu’un optimisme béat. Cet idéal que M. Sully propose, est aussi le moteur incessant des pessimistes : seulement il agit sur eux d’une autre manière et l’on peut dire que son action sur eux est si vive, qu’il n’engendre plus des sentiments mais une maladie : car il y a tout un côté morbide dans cette doctrine. L’histoire médicale nous apprend que certaines épidémies ont sévi cruellement sur une époque, puis se sont éteintes ou du moins ont disparu pour longtemps. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la vie morale ? Le pessimisme en serait un exemple.

Le remède que M. Sully lui propose est bien conforme au génie actif de sa race. Un étranger, dit-il, m’a raconté qu’un Allemand déçu dans ses espérances, en vertu de son vigoureux idéalisme et de la force de ses sentiments, devient un pessimiste ardent, tandis qu’un Français tombe d’ordinaire dans un état d’indifférence cynique. — Que ferait un Anglais en pareil cas ? Il nous semble que le livre entier de M. Sully donne la réponse ; il se dirait : Toujours agir, en tendant vers le mieux.

Th. Ribot.
  1. Emerson, Essays IX, 111.