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pensée. Pascal dit : « Jamais on ne fait le mal si pleinement que quand on le fait par conscience. » On peut dire de même : L’esprit de système ne se donne jamais carrière plus librement que lorsqu’il se déguise sous le manteau de la méthode expérimentale.

Où se trouve le remède aux écarts que nous venons de signaler ? Il se trouve souvent dans un bon sens naturel qui s’arrête devant la nécessité, et ne tente pas de réduire à une unité fictive des éléments vraiment divers. Une étude de M. F. J. Pictet sur le système de Darwin[1] me semble offrir un spécimen excellent du sage équilibre de la pensée qui résiste, comme par instinct, aux entraînements de l’esprit systématique. Mais, pour obtenir une guérison radicale de cette maladie, il importe de reconnaître la source du mal. La source du mal est la prédominance exclusive de la raison qui, dans la recherche de l’unité, ne s’arrête pas devant les données réelles de l’expérience, et se livre à des synthèses précipitées qui ne reposent pas sur une base d’analyse assez large. C’est la tendance à ramener violemment à un seul élément des éléments réellement multiples. C’est ainsi que les Cartésiens ont fini par réduire les existences corporelles à l’idée. C’est ainsi que les transformistes absolus veulent réduire l’esprit à une manifestation de la matière. Dans ce second cas, il est facile de voir clairement le défaut de la doctrine. Les transformistes, lorsqu’ils conduisent leur pensée jusqu’au bout, sont bien obligés de s’arrêter à la conception d’un état primitif. Il leur arrive d’énoncer qu’un état purement mécanique est le point de départ auquel il faut arriver et que, par de lentes transformations, les propriétés physiques ont apparu, puis les propriétés vitales, puis enfin les propriétés psychologiques, par la simple manifestation des développements successifs de l’état mécanique qui demeure l’origine et l’explication de tout. On peut voir ici tout à fait à nu la source de l’erreur. D’un état purement mécanique, rien ne saurait procéder que des mouvements et des configurations diverses de la matière. Toute propriété qui n’est plus purement mécanique mais physique, comme la lumière et la chaleur, suppose un rapport entre les phénomènes de la matière et des êtres capables de sentir. L’existence des êtres sensibles est donc nécessaire à l’apparition de ces propriétés qui sont des rapports, et faire des phénomènes psychologiques une transformation des phénomènes mécaniques, c’est obéir aveuglément au besoin rationnel de l’unité. L’analyse quelque peu attentive des idées qu’expriment les termes de lumière et de chaleur préviendrait ces écarts, et placerait la pensée en présence de deux

  1. Dans les Archives des sciences physiques et naturelles de la Bibliothèque universelle, mars 1860.