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Ch. bénard. — l’esthétique du laid

quelque sorte sous son patronage. Il peut nous rendre visible le danger que court le beau dans la liberté de son mouvement ; mais il ne peut directement et exclusivement être l’objet de l’art. Les religions seules peuvent représenter le laid comme objet absolu. Les religions païennes nous montrent leurs hideuses idoles. Il en est de même quelquefois des sectes chrétiennes.

En résumé, dans la totalité qu’offre le spectacle de l’univers, le laid, comme la maladie, comme le mal, est mêlé à ce grand système. Non-seulement nous le supportons, mais il devient pour nous intéressant. Pris en soi, en dehors de cet enchaînement, il est repoussant, et un goût sain ne peut s’y complaire. Ce n’est donc que dans sa combinaison avec le beau, que l’art permet au laid d’exister. Mais dans cette combinaison, il peut produire de grands effets. L’art a besoin de lui pour représenter non-seulement la conception complète de l’univers ; mais aussi le développement d’une action, lui donner le caractère tragique ou comique, c’est-à-dire ce qui en fait le plus haut intérêt. » — Hegel a développé ce point d’une façon supérieure dans son esthétique (1re  partie. Détermination de l’idéal).

II. — Ce premier point résolu, une autre face du problème se présente : Comment l’art doit-il représenter le laid ? Une pareille question n’est plus simplement théorique, elle est, au point de vue pratique, de la plus haute importance. L’auteur de l’esthétique du laid aurait pu la développer davantage, mais la manière dont il la traite nous semble à la fois élevée et vraie. Il n’avait d’ailleurs ici qu’à appliquer son principe et à suivre la voie qui lui était tracée. (V. Hegel, Weisse.)

Si l’art représente le laid, il semble qu’il soit contre son idée de l’embellir ; car, dans ce cas, le laid ne serait plus le laid. L’embellissement du laid est une œuvre sophistique. Cette sophistication est un mensonge esthétique. La chose laide n’étant plus représentée comme laide, dans sa contradiction intérieure, le laid n’est plus la négation du beau, mais lui-même est donné comme étant le terme positif. C’est la caricature du laid, la contradiction de la contradiction (Widerspruch des Widerspruches).

Et, cependant, il est vrai que l’art doit idéaliser aussi le laid, c’est-à-dire le traiter selon les lois générales du beau. Non que l’art doive cacher, dissimuler le laid, le farder, le falsifier, le vêtir d’une parure étrangère ; mais, toute vérité gardée, il doit le façonner dans la mesure de sa signification esthétique. Cela est nécessaire ; ce procédé est celui dont l’art use à l’égard de toute réalité. La nature que l’art représente est bien la nature réelle, mais non la nature commune ou empirique. C’est la nature telle qu’elle doit être, autant que sa