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Ch. bénard. — l’esthétique du laid

point de vue véritable. Elle laisse celui-ci de côté et dans l’ombre ; en un mot, elle remplace par une vérité banale et vulgaire, une conception supérieure, la seule vraie, la seule philosophique.

Le beau n’a pas besoin, pour briller de tout son éclat, du contraste du laid. La présence du laid à côté du beau ne peut rien ajouter au beau lui-même. Tout au plus, la jouissance que nous fait éprouver sa vue peut en être augmentée. Cela fait mieux sentir l’excellence du beau. Il y a plus, la beauté pure, la beauté sublime fait plutôt désirer sa seule présence. Le vrai beau, le beau absolu, produit une sérénité qui nous fait oublier momentanément tout ce qui n’est pas lui[1]. Pourquoi nous en distraire, arracher l’âme à cette jouissance pure, qui la remplit de sa plénitude et de sa richesse ? Pourquoi la reporter sur un autre objet ? À côté de la statue du Dieu, faut-il placer celle du diable dans le sanctuaire du temple ? L’adorateur ne veut rassasier sa vue que d’un seul objet : Dieu.

On doit donc rejeter cette maxime comme absolue : « le laid, dans l’art, n’est là qu’à cause du beau. » Dans l’architecture, la sculpture, la musique, la poésie lyrique, on serait souvent embarrassé de la maintenir. D’ailleurs, le contraste dont l’art a souvent besoin, peut fort bien se passer du laid. Le beau lui-même suffit pour le produire. Ainsi, dans la Madone Sixtine, il n’y a pas la moindre trace du laid ; cependant, les contrastes ne manquent pas ; la majesté et la douceur, la dignité et l’amabilité, font ressortir le ravissement infini. La conception téléologique du laid n’a donc pas sa justification complète. Elle ne peut suffire à résoudre le problème.

Comment donc ce problème doit-il être résolu ? Cette solution, l’auteur l’emprunte à la philosophie hégélienne. Schelling en avait déjà posé antérieurement le principe. (V. Disc, sur les arts du dessin.)

La raison, dit-il, est plus profonde ; elle n’est pas dans ce rapport purement extérieur (le contraste) ; elle réside dans l’essence même de l’art, qui doit représenter la manifestation sensible de l’idée (Erscheinung der Idee), et cela dans sa totalité. « Il appartient à l’essence de l’idée de laisser libre la manifestation, ou de se développer librement. Dès lors, se pose comme possible le côté négatif. Toutes les formes qui peuvent naître de l’accidentel et de l’arbitraire, réalisent aussi cette possibilité. L’idée prouve sa diversité, surtout sa divinité par la puissance avec laquelle elle apparaît au milieu de l’agitation et du désordre, des conflits qu’engendre la réalité, là où malgré la scission, l’opposition, la lutte des penchants et des passions, se maintient néanmoins la loi et son accord dans

  1. Ceci avait été dit déjà par Jean-Paul, Vorschule der Æsthetïk, ch. X.