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reconnaît lui-même qu’il n’en saurait être ainsi de la durée actuelle, et que plus celle-ci est restreinte, plus l’esprit incline à la juger pour elle-même. Il rappelle à ce propos l’action bien connue du plaisir » et de l’ennui, du désir et de la crainte, etc. Mais il n’accorde à ces divers états de l’âme qu’une influence secondaire, laquelle peut bien s’exercer pendant une heure, un jour, une semaine ; mais dès que l’on considère des portions de durée plus considérables, une année par exemple, l’esprit recouvre vis-à-vis d’elles sa liberté d’appréciation, et il se borne à leur appliquer la loi générale de la partie et du tout. M. Janet ne voit donc dans les influences qu’il a lui-même signalées que des causes perturbatrices dont l’action a pour effet de masquer l’application de la loi, mais qui, agissant de la même manière pendant tout le cours de la vie, s’annulent elles-mêmes et, par conséquent, ne doivent pas entrer en ligne de compte, j’estime au contraire que dans les faits à expliquer ces influences s’accusent avec une extrême énergie, et que c’est altérer les faits que de n’en pas tenir compte. Le jeune homme est au début de sa carrière ; ses pensées devancent l’avenir qui tarde trop à son gré ; le présent lui est un obstacle : le temps doit lui paraître long. Le vieillard touche au terme de la sienne ; il tremble de l’avoir atteint : le temps doit lui sembler court. D’un autre côté, il s’attache à la vie avec d’autant plus d’énergie qu’il la seul plus près de lui échapper : si courts donc que soient les instants qu’elle lui réserve, ils doivent lui sembler longs tant qu’il n’en jouit pas, parce qu’ils sont pour lui comme un tout par rapport au néant qui le menace. Supposez au contraire le vieillard las de la vie : il trouvera toujours que la mort tarde trop ; il lui semblera que le temps n’avance pas. C’est que les années ne sont pas pour lui, comme le veut M. Janet, des portions quelconques d’une durée totale, de simples fractions de valeur égale d’une unité tout abstraite. Il ne les évalue pas en mathématicien : années passées, années futures, il les juge avec son cœur, selon ses instincts, ses désirs, ses craintes. Mais il ne vit pas seulement dans l’avenir et dans le passé. Il jouit ou souffre du présent. Les années coulent vite pour le vieillard, dit M. Janet. Je le crois bien ; elles sont inoccupées. Rien qui remplisse, qui anime ses journées. Elles se succèdent, ne laissant chacune dans sa mémoire que des traces rares et faibles de leurs passages, des traces de plus en plus rares et fugitives : faut-il s’étonner dès lors qu’il juge de plus en plus courtes des années composées de telles journées, lorsque surtout il les compare aux années si pleines, et partant si longues, de sa jeunesse et de son enfance ? Le vieillard, ajoute M. Janet, vit plus vite que l’enfant ; je ne sais ; la journée de l’enfant est courte, celle du vieillard toujours trop longue. C’est lui qui se demande, comme le malade : le soir n’arrivera-t-il jamais ? tandis que l’enfant, dont la vie serait si lente, tremble de voir la journée finir, et s’écrie naïvement : Quoi ! c’est déjà ce soir !

Ce sont là des considérations accessoires, m’objectera M. Janet. Je le pense aussi. Plaçons-nous donc au cœur de la question. La vérité, la voici : le vieillard juge le temps plus court ; mais ce n’est pas qu’il vive plus vite ; c’est au contraire parce qu’il vit plus lentement. Je définirais volontiers la vieillesse : Le ralentissement du mouvement vital. Sensations, sentiments, pensées, efforts, tout ce qui nous donne la conscience de nous-mêmes et de notre propre durée, y devient et plus rare et plus lent. Or, si le temps est la mesure du mouvement, là où le mouvement cesse, le temps expire et avec lui la conscience de la durée. A mesure donc que le mouvement se ralentit, le sentiment de la durée perd de son acuité. Le nombre des points parcourus,