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Kant, à tout ce que nous pouvons connaître ; selon Clarke, à tout ce qui est. Il est vrai que pour nous, ce qui est sans que nous puissions le connaître, est comme s’il n’était pas : mais si les bornes de notre connaissance sont relativement à nous les bornes de l’existence, il n’en est pas ainsi absolument.

2° Une seconde différence, c’est qu’il ne peut exister, d’après Clarke, qu’un seul espace, tandis qu’à ce qu’il semble, il doit y en avoir plusieurs, d’après Kant, les mêmes en nature, mais distincts par le nombre.

Comme il n’existe qu’un seul être nécessaire de qui tout dépend, il n’existe qu’un seul espace qui contient tout.

Comme il existe une multitude d’êtres sentants, il doit exister une multitude d’espaces dans lesquels chacun de ces êtres recueille et enveloppe ses propres sensations. Tous ces espaces imposent à leurs divers contenus la même forme : mais ils ne sont pas un seul et même espace réel. Si Kant ne l’a pas expressément affirmé, c’est du moins une conséquence manifeste de sa doctrine. Dire qu’il n’existe qu’un seul espace, ce serait dire qu’il n’existe qu’une seule sensibilité. On absorberait ainsi toutes les sensibilités individuelles dans le sensorium de l’être universel. Et c’est là peut-être ce qu’ont fait dans leurs théories de l’espace les successeurs de Kant, Fichte, Schelling et Hegel.

Pour résumer d’un mot tout ce qui précède, la théorie de Kant est la théorie même de Clarke, transportée de l’objectif au subjectif.

Cette capacité sans bornes qui attend, toute vide encore, que des objets viennent la remplir, et qui, à mesure qu’ils s’introduisent dans son sein, leur devient présente et les imprègne, pour ainsi dire, de ses propriétés, — au lieu de la considérer avec Clarke comme subsistant en soi, ou dans la réalité objective d’un esprit absolu, — considérez-la comme subsistant subjectivement dans l’esprit humain dont elle est la réceptivité interne et naturelle ; vous reconnaîtrez aussitôt la doctrine de l’Esthétique transcendantale.

La théorie de Clarke (et, ne l’oublions pas, Clarke est ici l’interprète de Newton) se retrouve donc dans la philosophie de Kant ; mais elle y est envisagée sous une autre face, et, comme toutes les théories de l’ancienne métaphysique, elle y a changé de centre. Elle aussi gravite autour du sujet sentant et pensant.

Emile Boirac.