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réels et possibles leur soit antérieur et, par conséquent, qu’il en soit indépendant.

Par là Kant et Clarke se séparent l’un et l’autre de Leibniz et de Descartes. En effet, d’après Descartes, l’espace est identique aux corps : il est leur étendue, leur essence même ; il en est donc inséparable, non-seulement en fait mais en droit. D’après Leibniz, l’espace n’est pas sans doute une propriété des choses en elles-mêmes ou des monades : il n’existe que dans leurs phénomènes, dans les perceptions internes par lesquelles elles se représentent réciproquement leurs états : mais comme il n’est que le système des rapports de coexistence et de distance auxquels ces perceptions sont soumises, il participe à tous leurs caractères : il est contingent, variable, intermittent comme elles. Loin de les contenir, il y est plutôt contenu.

Kant et Clarke s’accordent donc pour admettre l’existence indépendante d’un espace antérieur aux choses.

2° Si l’espace, d’après Kant, est distinct des objets ou des phénomènes extérieurs, il n’est pas distinct de l’esprit : car il est un des modes de l’esprit : il est sa sensibilité elle-même, la forme organique et nécessaire du sens externe. Sa préexistence n’est donc autre que celle du sujet sentant, nécessairement antérieur à toutes les sensations possibles : c’est dans ce lieu interne et vivant qu’elles affluent et se rangent d’elles-mêmes.

Pareillement, d’après Clarke, l’espace, distinct des corps, ne l’est pas cependant de tout autre être. Il est un mode d’un être nécessaire, et cet être est un esprit : ce n’est pas, il est vrai, un esprit humain, notre esprit individuel et subjectif : c’est l’esprit divin. Mais à l’égard de cet esprit, l’espace joue le même rôle que celui qui lui est attribué par Kant à l’égard du nôtre. En effet, Newton et Clarke l’appellent le sensorium de Dieu ; et voici comment ils s’expliquent : « Dieu étant présent partout, aperçoit les choses par sa présence immédiate, dans tout l’espace où elles sont comme l’âme est présente à toutes les images qui se forment dans le cerveau. — Une substance vivante, dit Clarke dans une de ses lettres à Leibniz, n’est capable de perception que dans le lieu où elle est présente, soit aux choses mêmes, comme Dieu est présent à tout l’univers ; soit aux images des choses, comme l’âme leur est présente dans son Sensorium. — Dieu, dit-il encore, n’aperçoit pas les choses par simple présence ni parce qu’il agit sur elles ; mais parce qu’il est non-seulement présent mais encore vivant et intelligent. On doit dire la même chose de l’âme dans sa petite sphère. Ce n’est point par sa simple présence, mais parce qu’elle est une substance vivante, qu’elle aperçoit les images auxquelles elle est présente, et qu’elle ne saurait apercevoir sans leur être présente. »

Il suit de là qu’aux yeux de Clarke cette capacité infinie qui contient tout, est la présence vivante et active d’un esprit qui, par cette présence même, sent les choses, c’est-à-dire en a l’immédiate intuition.

Les deux philosophes s’accordent donc encore pour faire de l’espace