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boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

la part nécessaire du sujet, celle de l’objet, dans tout fait intellectuel donné[1]. L’intuition et le concept ne sont pas, comme le pensent les éclectiques, deux faits intellectuels isolés se suffisant respectivement à eux-mêmes, et combinés artificiellement par l’esprit. Un concept sans intuition est une forme vide ; et, de plus, il n’y a pas d’autres intuitions que les intuitions expérimentales ; soumises aux conditions d’espace et de temps.

Ce n’est pas tout, et il faut ici modifier la théorie de Kant touchant la nature de l’objet.

Si la partie empirique de la méthode critique consiste à éliminer la part du sujet dans la connaissance des faits, la partie rationnelle de cette même méthode consiste à se rendre compte des lois suivant lesquelles s’est créé et développé le processus spécial qui constitue l’objet proposé. Or ces lois ne viennent pas de l’esprit qui connaît, mais de la spontanéité des choses elles-mêmes, laquelle commence par un mode d’action contingent pour aboutir à un mode d’action nécessaire. Il faut donc se garder d’imposer aux résultats de l’observation les lois du sujet connaissant, si l’on veut saisir l’évolution des faits dans sa réalité historique : il faut au contraire chercher, dans les faits eux-mêmes, les éléments qui sont devenus des centres d’attraction et ont donné naissance à des systèmes harmonieux et durables. C’est du sein d’une contingence réelle qu’il faut voir émerger la nécessité. Il y a plus : c’est dans l’activité contingente elle-même qu’il faut voir l’artisan de cette nécessité. Ainsi la marche du développement historique vers la construction dialectique est celle d’une courbe vers l’asymptote, et plus on remonte aux origines, plus l’histoire, cherchant en quelque sorte sa voie, répugne à cette ligne droite que voudrait lui imposer la pensée pure.

L’application de ces principes à la méthode historique se résume dans le précepte de raisonner toujours au point de vue des auteurs eux-mêmes, et de ne tenir aucune loi logique pour si générale qu’elle n’ait pu être violée par quelque philosophe. C’est surtout quand il s’agit des tentatives les plus antiques et des premières expériences de la pensée humaine, de ces périodes où la logique commençait à peine à prendre corps dans quelques tendances mal définies et peu profondes, qu’il est indispensable d’oublier les habitudes intellectuelles de l’esprit moderne, facultés désormais innées, et fondues avec les dispositions les plus primitives de l’âme humaine.

La partie rationnelle de la méthode historique consiste à chercher 1° la liaison interne de chaque système donnée (der innere Zusam-

  1. Ueb. d. Bedeut. u. Aufg. d, Erkenntnissth., Heidlb., 1862.