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boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

problèmes philosophiques, et de la marche que suivait alors l’esprit humain. Ce qu’il nous dit de la prépondérance de la question de la cause matérielle chez les premiers philosophes doit nous déterminer à placer, dans l’exposition de leurs doctrines, les idées relatives à la cause matérielle avant les idées relatives à la cause motrice.

Enfin, à défaut de témoignages des auteurs ou de leurs historiens, ou en présence de témoignages contradictoires, il faut considérer l’ensemble des systèmes eux-mêmes et en déterminer avec précision le centre de gravité. Les diverses parties devront se mouvoir autour de ce point essentiel. Ainsi, les sources relatives au stoïcisme se contredisent en ce qui concerne le rapport de la physique et de la morale dans ce système. Or, le développement et l’originalité beaucoup plus considérables de la partie morale montrent que la physique, aussi bien que la logique, ne devait jouer à son égard que le rôle d’auxiliaire et d’introductrice. On fera donc de ces deux parties l’introduction à la morale.

3. Au classement des textes succède enfin leur interprétation. Ici l’élimination de l’élément subjectif repose tout d’abord sur l’examen de la langue du témoin. Les difficultés, à cet égard, sont extrêmes. Souvent, tel mot qui, dans la langue de l’auteur, avait un sens vague a, chez le témoin, un sens plus déterminé. Ainsi, quel que soit le mot dont s’est servi Thalès pour marquer le rôle de l’eau dans l’univers, ce ne pouvait être une de ces expressions aristotéliciennes qui distinguent nettement la cause matérielle des autres causes ; c’était un mot assez vague qui, tout en désignant la permanence substantielle, n’excluait pas une faculté interne de changement ; c’était un terme conforme à l’esprit général de l’hylozoïsme.

Il arrive aussi que le témoin, se replaçant à son tour dans le temps dont il parle, élargit lui-même le sens de ses expressions, et use de cette métonymie qui consiste à prendre l’espèce pour le genre. Ainsi[1] lorsque Aristote dit qu’Anaximandre fait ἐϰ τοῦ ἑνὸς ἐνούσας τὰς ἐϰϰρίνεσθαι ἐναντίοτητας, il n’a nullement l’intention de présenter Anaximandre comme un mécaniste, professant que les contraires sortent de la matière primitive par voie de séparation ; car il se sert ailleurs (de Cœlo, III, 3, 302) du même mot ἐϰϰρίνεσθαι pour désigner le simple passage de la puissance à l’acte, lequel est l’explication dynamiste du changement. Ainsi, même en tenant compte de ce texte d’Aristote, il reste possible d’admettre qu’Anaximandre représente un moment où le mécanisme et le dynamisme ne sont pas encore distingués.

  1. I, 190.