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Le dernier mot dans cette question appartient à la psychologie de l’homme primitif : c’est à elle de nous expliquer comment l’esprit humain a pu concevoir cette idée d’espace qui exprime simplement la limitation des choses présentes au même moment à notre imagination. Heureusement l’anthropologie nous apprend qu’entre tous les autres les phénomènes célestes frappèrent l’homme primitif par leur régularité et leur périodicité. Les mythologies des peuples enfants ont toutes tiré de là leurs symboles, leurs représentations ou dénominations de la divinité. Aux yeux de ces hommes incultes l’univers avait pour clôture extrême la voûte céleste ; au sein de cet hémisphère, la terre : entre cette voûte et notre habitation on ne conçut rien de matériel. L’air invisible et immobile ne frappait point les sens assez violemment, et beaucoup de peuples, selon la remarque de Gaspari, n’ont point de terme pour l’exprimer. De là naquit la notion d’une entité incorporelle, l’espace, qui avait pour unique propriété de contenir les corps.

Cette conception grossière, M. L. Jacoby la retrouve dans la plupart des théories philosophiques sur l’espace. Aristote qui appelle l’espace la limite enveloppante des corps en fait, aussi bien que l’homme primitif, une sorte de réceptacle vide de la matière. Il faut arriver à Copernic pour voir enfin s’écrouler les murailles trop étroites de ce vieux monde. Alors avec G. Bruno l’intelligence humaine comprend que tous les mouvements célestes s’accomplissent au sein d’une substance infinie qui est seule « le lieu de toutes choses, il luogo di tutti le cose, » parce qu’en dehors d’elle il n’y a rien. Ainsi cette locution « tout est dans l’univers » est l’équivalent de cette expression seule philosophique : « La totalité des choses perceptibles est l’univers. » Spinoza, plus rigoureux encore, supprime absolument le concept puéril d’un espace vide et divisible : la nature est selon lui une substance infinie qui pense d’une façon indivisible et éternelle. Avant lui Descartes, malgré ses hésitations de langage, n’identifiait-il pas l’espace et le corps, ce qui était reconnaître la matérialité de l’espace ? Chose singulière, Kant revient à la conception primitive sans le savoir, lorsqu’il fait de l’espace une forme à priori de l’intuition sensible. Le principal argument direct (les autres sont nombreux et discutables) que ce philosophe avance pour établir son affirmation, c’est l’impossibilité de se représenter la non-existence de l’espace. C’est qu’en effet, dit avec raison M. L. Jacoby, notre esprit ne peut concevoir le néant absolu : mais cette chose nécessaire à la conception des corps n’est en soi que l’éther matériel cosmique, nécessairement présent à toute intuition sensible et non moins nécessairement représenté par l’imagination.

Cette doctrine ne compromet en rien les vérités de la géométrie commune : elle est d’ailleurs parfatement d’accord avec les résultats de la géométrie non-euclidienne. L’infinité de l’univers n’est pas limitée aux trois dimensions données dans toute perception sensible : c’est une infinité à dimensions, celle d’un espace sphérique comme le conçoit Riemann. Autrement dit, selon la pensée de Gauss, notre espace à