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Non seulement la prédétermination n’exclut pas la répartition égale en deux sens, mais C’est l’imprédétermination qui l’exclut. Les partisans du libre arbitre et de la contingence ne se tirent ici d’affaire que par un second paralogisme. « L’intervention de l’indéterminé et de l’imprévoyable, prétendent-ils, ne peut avoir que des effets qui se détruisent mutuellement » et s’égalisent[1] ; donc l’indétermination fonde seule les attentes égales. — Pétition de principe. Pourquoi les effets contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils précisément déterminés selon un rapport d’égalité ? Pourquoi la compensation serait-elle la loi constante, la détermination constante de ce que vous déclarez indéterminé ? pourquoi l’équivalence ou la neutralisation mutuelle serait-elle la loi « prévoyable » d’un libre arbitre « qui agit en divers sens imprévoyables » ? Si je suis vraiment libre de remuer mon bras à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si je le porterai librement autant de fois à gauche qu’à droite ? — Oui, dites-vous, puisque vous n’avez pas de raison pour un côté plutôt que pour l’autre. — Mais l’absence de raisons n’entraine pas l’égalité de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible ; si, en fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement, je finis

    de l’endroit où va tomber soit la foudre, soit une pierre. « Que le lieu et l’instant où tombe la pierre, dit-il, soient précisément le lieu et l’instant où passait un homme qui la reçoit sur la tête et en est écrasé, voilà certainement une coïncidence fortuite, à laquelle on ne peut ni assigner ni même comprendre aucune cause ( !)… Sans violer les lois naturelles, sans les interrompre, Dieu ne pourra-t-il pas m’inspirer la pensée de ralentir librement mes pas ou d’en changer la direction ? Et, si la prière de ma mère n’est venue éveiller sa sollicitude qu’au moment où j’étais arrêté déjà sur le lieu menacé, ne pourra-t-il pas influencer ma volonté toujours libre, de manière que je m’éloigne avant la catastrophe ? Ainsi toutes les lois seront observées : celles de la nature physique ne recevront aucune atteinte ; ma liberté sera entière, et c’est par un acte libre que je me serai éloigné si à propos. Dieu aura seulement influencé ma volonté sans l’asservir, de la manière propre à sa providence. » On a demandé avec raison à M. de Courcy, « assureur émérite », s’il ne devrait pas, en assurant quelqu’un contre les accidents, mettre comme clause principale de la police d’assurance l’obligation de prier, puisque les hommes religieux sont moins exposés aux accidents que les impies. Nous lui demanderons à notre tour si ce ne serait pas un bon calcul pour une compagnie d’assurances de faire dire des prières pour ses assurés : ce serait tout profit pour ces derniers comme pour la compagnie. Peut-être alors la statistique constaterait-elle une différence édifiante entre la proportion des accidents ou de la mortalité dans les compagnies religieuses et dans les compagnies non religieuses. — On le voit, avec de petites exceptions, de petits « interstices dans les lois de la nature » comme ceux de M. Renouvier, ou même avec de simples petites ambiguïtés, comme celles qui existent dans les bifurcations d’intégrales de M. Boussinesq, on peut assurer à l’intervention miraculeuse de Dieu un domaine fort respectacle et concilier (en apparence) la contingence avec la mécanique elle-même.

  1. M. Renouvier, Crit. phil., 5 août 1880, p. 36.