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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

fait du mérite la conformité à une loi toute formelle. L’univers est représenté comme une immense société, où tout devoir est toujours un devoir envers quelqu’un d’actif, de vivant. Dans cette société, « celui qui aime doit être aimé. » Quoi de plus naturel ? Dire que l’homme vertueux mérite le bonheur, « c’est dire que toute bonne volonté lui veut du bien en retour du bien qu’il a voulu. » Le rapport du mérite au bonheur devient alors « un rapport de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport de reconnaissance et conséquemment de fraternité ou d’amour moral[1]. » Ainsi, dans l’idée de retour et de reconnaissance, on trouverait le lien cherché entre la bonne action et le bonheur. L’amabilité, tel serait le principe nouveau de la sanction, principe qui, tout en excluant le châtiment, suffirait à justifier une sorte de récompense, non matérielle, mais morale. Remarquons-le, cette sanction n’est pas valable pour un être que, par hypothèse, on considérerait comme absolument solitaire ; mais, suivant la doctrine que nous examinons, il n’existe nulle part d’être semblable ; on ne peut pas sortir de la société, parce qu’on ne peut pas sortir de l’univers : la loi morale n’est donc au fond qu’une loi sociale, et ce que nous avons dit des rapports actuels entre les hommes vaut aussi pour les rapports idéaux de tous les êtres les uns avec les autres. À ce point de vue, la récompense devient une sorte de « réponse » d’amour ; toute bonne action ressemble à un « appel » adressé à tous les êtres du vaste univers ; il paraît illégitime que cet appel ne soit pas entendu et que l’amour, infécond, ne produise pas la reconnaissance : l’amour suppose la mutualité de l’amour, conséquemment la coopération et le concours, conséquemment la satisfaction de la volonté et le bonheur. Quant au malheur sensible d’un être, il s’expliquerait, dans cette doctrine, par la présence de quelque volonté aveugle s’élevant contre lui du sein de la nature, du sein de la société universelle. Or si, par hypothèse, un être est vraiment aimant, il deviendra aimable non seulement aux yeux des hommes, mais aux yeux de toutes les volontés élémentaires qui constituent la nature ; il acquerra ainsi une sorte de droit idéal à être respecté et aidé par elles, conséquemment à être heureux par elles. On peut considérer tous les maux sensibles, — souffrances, maladies, mort — comme provenant d’une sorte de guerre et de haine aveugle des volontés inférieures ; lorsque cette haine prend pour victime l’amour même, nous nous en indignons, et quoi de plus juste ? Si l’amour d’autrui ne doit être payé qu’avec de l’amour, nous avons du moins conscience qu’il doit l’être avec celui

  1. La liberté et le déterminisme, page 368.