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coups de crocs, comme peut s’indigner un homme de bien recevant le mal en échange de ses bienfaits. Étendez par la sympathie et généralisez cette impression d’abord toute personnelle, vous en viendrez à formuler ce jugement : il est naturel que tout être qui travaille au bonheur de ses semblables reçoive lui-même en échange les moyens d’être heureux. Nous considérant comme solidaires les uns des autres, nous nous sentons engagés par une sorte de dette à l’égard de tout bienfaiteur de la société. Au déterminisme naturel qui lie le bienfait au bienfait s’ajoute ainsi un sentiment de sympathie et même de reconnaissance à l’égard du bienfaiteur : or, en vertu d’une illusion inévitable, le bonheur nous parait toujours plus mérité par ceux envers qui nous éprouvons de la sympathie[1].

Après cette genèse rapide des sentiments qu’excite chez l’homme la punition des méchants ou la récompense des bons, on comprendra comment s’est formée la notion d’une justice distributive inflexible, proportionnant le bien au bien, le mal au mal : ce n’est que le symbole métaphysique d’un instinct physique vivace, qui rentre au fond dans celui de la conservation de la vie. Il nous reste à voir comment, dans le milieu en partie artificiel de la société humaine, cet instinct se modifie peu à peu, de telle sorte qu’un jour la notion de justice distributive y perdra même l’appui pratique que lui prête encore aujourd’hui le sentiment populaire.

Suivons en effet la marche de la sanction pénale avec l’évolution des sociétés. À l’origine, le châtiment était beaucoup plus fort que la faute, la défense dépassait l’attaque. Irritez une bête féroce, elle vous déchirera ; attaquez un homme du monde, il vous répondra par un trait d’esprit ; injuriez un philosophe, il ne vous répondra rien. C’est la loi d’économie de la force qui produit cet adoucissement croissant de la sanction pénale. L’animal est un ressort grossièrement réglé dont la détente n’est pas toujours proportionnée à la force qui la provoque ; de même l’homme primitif, et aussi la pé-

  1. Quelque pessimiste niera-t-il cet instinct naturel de gratitude et nous objectera-t-il qu’au contraire l’homme est naturellement ingrat ? Rien de plus inexact : il est oublieux, voilà tout. Les enfants, les animaux le sont encore plus. Il y a une grande différence entre ces deux choses. L’instinct de la gratitude existe chez tous les êtres et subsiste tant que dure vif et intact le souvenir du bienfait ; mais ce souvenir s’altère très rapidement. Des instincts bien plus forts, comme l’intérêt personnel, l’orgueil, etc. le combattent. C’est pour cela que, quand nous nous mettons à la place d’autrui, nous sommes si choqués de ne pas voir une bonne action récompensée, tandis que nous éprouvons souvent si peu de remords en oubliant nous-même de répondre à un bienfait. Le sentiment de la gratitude est un de ces sentiments altruistes naturels qui, se trouvant en contradiction avec l’égoïsme également naturel, sont plus forts quand il s’agit d’apprécier la conduite d’autrui que de régler a nôtre propre.