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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

universelle, que rien ne peut limiter et qui présente pour notre esprit, à tort ou à raison, un caractère absolu.

I.Sanction naturelle.

Les moralistes classiques ont coutume de voir dans la sanction naturelle une idée de même ordre que celle de l’expiation : la nature commence, selon eux, ce que la conscience humaine et Dieu doivent continuer ; quiconque viole les lois naturelles se trouve donc déjà puni d’une manière qui annonce et prépare, à les en croire, la punition résultant des lois morales. — Rien de plus inexact, à nos yeux, que cette conception. La nature ne punit personne et n’a personne à punir, par la raison qu’il n’y a pas de vrai coupable contre elle : on ne viole pas une loi naturelle, ou alors ce ne serait plus une loi naturelle ; la prétendue violation d’une loi de la nature n’en est jamais qu’une vérification, une démonstration visible. La nature est un grand mécanisme qui marche toujours et que le vouloir de l’individu ne saurait un instant entraver : elle broie tranquillement celui qui tombe dans ses engrenages ; être ou ne pas être, elle ne connaît pas d’autre châtiment ni d’autre récompense. Si l’on prétend violer la loi de la pesanteur en se penchant trop par dessus la tour Saint-Jacques, on sera réduit aussitôt à présenter la vérification sensible de cette loi en se brisant sur le sol. Si l’on veut, comme certain personnage d’un romancier moderne, arrêter une locomotive lancée à toute vitesse en lui présentant une lance de fer, on prouvera à ses propres dépens l’infériorité de la force humaine sur celle de la vapeur. De même, l’indigestion d’un gourmand ou l’ivresse d’un buveur n’ont, dans la nature, aucune espèce de caractère moral et pénal : elles permettent simplement au patient de calculer la force de résistance que son estomac ou son cerveau peut offrir à l’influence nuisible de telle masse d’aliments ou de telle quantité d’alcool : c’est encore une équation mathématique qui se pose, plus compliquée cette fois, et qui sert à vérifier les théorèmes généraux de l’hygiène et de la physiologie. Cette force de résistance d’un estomac ou d’un cerveau variera d’ailleurs beaucoup selon les individus : notre buveur apprendra qu’il ne peut pas boire comme Socrate, et notre gourmand qu’il n’a pas l’estomac de l’empereur Maximin. Remarquons-le, jamais les conséquences naturelles d’un acte ne sont liées à l’intention qui a dicté cet acte : jetez-vous à l’eau sans savoir nager, que ce soit par dévouement ou par simple désespoir, vous serez noyé tout aussi vite. Ayez un bon estomac et