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RIBOT. — l’anéantissement de la volonté

que ; mais ici tout devient vague et flottant. Comme nous ne pouvons plus rattacher chaque volition à un groupe de mouvements des organes vocaux, locomoteurs ou préhensibles, nous tâtonnons. Cependant il est impossible de ne pas remarquer que la forme la plus haute de la volition, l’attention volontaire[1], est, entre toutes, la plus rare et la plus instable. Si, au lieu de considérer l’attention volontaire : à la façon du psychologue intérieur qui s’étudie lui-même et s’en tient là, nous la considérons dans la masse des êtres humains sains et adultes, pour déterminer par à peu près quelle place elle tient dans leur vie mentale, nous verrons combien peu de fois elle se produit et pour quelle courte durée. Si l’on pouvait, dans l’humanité prise en bloc, pendant une période de temps donnée, comparer la somme des actes produits par l’attention volontaire et la somme des actes produits sans elle, le rapport serait presque de zéro à l’infini. En raison même de sa supériorité de nature et de son extrême complexité, c’est un état, une coordination[2] qui peut rarement naître et qui à peine née est toujours en voie de dissolution.

Pour nous en tenir aux faits positifs, n’est-il pas bien connu que l’impossibilité d’une attention soutenue est l’un du premier symptôme de tout affaiblissement de l’esprit, soit temporaire, comme dans la fièvre, soit permanent, comme dans la folie ? La forme de coordination la plus haute est donc bien la plus instable, même dans l’ordre purement psychologique.

Cette loi de dissolution, qu’est-elle d’ailleurs, sinon un cas de cette grande loi biologique déjà signalée à propos de la mémoire : les fonctions nées les dernières sont les première à dégénérer. Dans l’individu, la coordination automatique précède la coordination née des désirs et des passions, qui précède elle-même la coordination volontaire, dont les formes les plus simples précèdent les plus complexes. Dans le développement des espèces (si l’on admet la théorie de l’évolution), pendant des siècles, les formes inférieures de l’activité existèrent seules ; puis, avec la complexité croissante des coordinations, un temps vint où la volonté fut. Le retour au règne des impulsions, de quelques brillantes qualités d’esprit qu’il s’accompagne, est donc en

  1. Il ne s’agit pas, bien entendu, de l’attention involontaire, qui est naturelle, spontanée : nous nous sommes d’ailleurs expliqué sur ce point dans un précédent article : octobre 1882, p. 418 et suiv.
  2. De même que des groupes de mouvements simples doivent être organisés et coordonnés pour permettre cette coordination supérieure, d’où naissent les mouvements délicats et complexes ; de même des groupes d’états de conscience simples doivent être organisés, associés et coordonnés pour permettre cette coordination supérieure, qui est l’attention.