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du talent et du caractère que Henri Heine a raillée avec une si exquise ironie dans l’avant-propos d’Atta Troll[1]. On se rappelle non sans sourire cette bonne école poétique Souabe ― qui possédait à un haut degré l’esprit de corps ― et qui demandait avant tout à ses poètes, non d’avoir du talent, mais d’être des caractères. Il en est de même dans nos corps constitués. Un corps veut que ses membres soient des caractères, c’est-à-dire des êtres parfaitement disciplinés, des acteurs ternes et médiocres qui débitent leur rôle social sur ce théâtre dont parle quelque part Schopenhauer et où la police défend sévèrement aux acteurs d’improviser.

Aussi dans un corps, le grand levier pour « arriver » est-il non le mérite, mais la médiocrité appuyée par beaucoup de parentés et de camaraderies. D’ailleurs ceux qui dans un corps dispensent l’avancement et les places recherchées ne pratiquent pas toujours ce système de népotisme dans des vues intéressées. Ils sont de bonne foi. Ils sont sincèrement persuadés ― imbus qu’ils sont de l’esprit de corps, ― que le népotisme et la camaraderie sont des liens respectables et utiles à la cohésion du corps. En récompensant le seul mérite, ils croiraient sacrifier à un dangereux individualisme.

Ce dédain de l’esprit de corps pour les qualités personnelles (intellectuelles ou morales de l’individu) se trouve encore admirablement expliqué dans les dernières pages d’un roman de M. Ferdinand Fabre, l’Abbé Tigrane, dans lesquelles le cardinal Maffei explique à l’abbé Ternisien la tactique de la congrégation romaine.

Ces considérations confirment suffisamment, ce nous semble, la définition que nous avons donnée plus haut de l’esprit de corps. L’esprit de corps est, selon nous, un égoïsme collectif, uniquement préoccupé des fins collectives et dédaigneux de l’individu et des qualités individuelles. L’esprit de corps, ainsi défini, nous semble présenter une excellente illustration de ce que tend à être, d’après la doctrine de Schopenhauer, le vouloir-vivre pur, séparé de l’intellect.

Les remarques qui précèdent nous permettent également de présenter quelques considérations sur la valeur éthique de l’esprit de corps.

Certains sociologues et moralistes contemporains ont apprécié d’une façon très favorable l’influence morale de l’esprit de corps. Certains ont même songé à l’investir d’une mission politique en substituant au suffrage universel tel qu’il fonctionne dans notre pays un système de vote par corporations, chaque individu devant désormais voter pour un représentant choisi parmi ses pairs ou ses chefs hié-

  1. V. Henri Heine, les premières pages de la préface d’Atta Troll.