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L’ESPRIT DE CORPS


L’Esprit de corps est un des phénomènes les plus intéressants qui puissent frapper l’observateur de la vie sociale contemporaine. Au milieu de la désagrégation de tant d’influences morales et sociales, il semble avoir gardé une certaine action sur les consciences et se manifeste par d’importants effets. Nous avons cru utile d’étudier l’esprit de corps dans quelques-uns de ses principaux caractères. Cette petite enquête psychologique nous conduira ensuite à quelques considérations sur la valeur morale de l’esprit de corps.

Pour la précision des idées, il convient d’abord de distinguer deux sens de cette expression : Esprit de corps : un sens large et un sens étroit. Au sens étroit, l’esprit de corps est un esprit de solidarité qui anime tous les membres d’un même groupe professionnel. Au sens large, l’expression : « esprit de corps » désigne l’esprit de solidarité en général, envisagé non plus seulement dans le groupe professionnel, mais dans tous les cercles sociaux, quels qu’ils soient (classe, caste, secte, etc.), dans lesquels l’individu se sent plus ou moins subordonné aux intérêts de la collectivité. C’est en ce sens qu’il existe un esprit de classe ; l’esprit bourgeois par exemple qui, pour être plus ou moins difficile à définir exactement, n’en existe pas moins et ne s’en montre pas moins combatif toutes les fois qu’il s’agit de refouler les doctrines et les tendances anti-bourgeoises. C’est en ce sens également que Schopenhauer a pu parler de l’esprit de corps des femmes ou de l’esprit de corps des gens mariés, sur lequel il fait de si intéressantes remarques dans ses Aphorismes sur la sagesse de la vie[1]. En ce sens large, on pourrait encore parler d’esprit de corps entre les habitants d’une même ville, lesquels se trouvent, dans certains cas, être plus ou moins les co-associés d’une même entreprise commerciale. Ibsen a représenté d’une façon magistrale cet esprit de corps agissant dans la petite ville où il place la scène de son Ennemi du peuple et où nous

  1. Schopenhauer, Les aphorismes sur la sagesse de la vie. Trad. franç. de Cantacuzène, p. 86.