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Selon M. Max Müller, il faut encore un autre élément pour constituer la religion : il faut le sentiment de l’infini, sentiment qui nous est fourni directement par les sens. À vrai dire, la théorie de M. Max Müller nous paraît reposer sur une véritable confusion. Autre chose, le sentiment du relatif, autre chose le sentiment de l’infini ; qu’il y ait des objets très grands, des objets très petits, que chacun soit

    faut-il en conclure que c’est la seule direction où elle se soit jamais engagée ? En règle générale, pour faire un dieu, ii faudrait, suivant M. Spencer : 1o  un mort ; 2o  la conception du « double d’un mort », c’est-à-dire d’un esprit ; 3o  la croyance que cet esprit peut prendre pour siège non seulement le corps qu’il occupait précédemment, mais un autre corps, une effigie inanimée, bien plus un arbre, une pierre, etc. Ce n’est pas chose si compliquée que d’imaginer un dieu ; il n’y a même pas besoin pour cela d’avoir appris à distinguer les esprits des corps et de faire à son insu de la métaphysique. Que la foudre tombe trois fois de suite à un mois de distance sur la hutte d’un de ces indigènes abrutis dont parle M. Spencer, il reconnaîtra aisément que le tonnerre lui veut du mal, et il n’aura nul besoin de placer en lui quelque esprit échappé d’un corps pour se mettre à le vénérer et à le conjurer. Autre exemple : qu’un lion ou quelque autre animal féroce vienne s’établir dans le pays de nos sauvages et fasse force dégâts dans leurs troupeaux : on le poursuit, mais, pour une raison ou pour une autre, aucun trait ne l’atteint ; c’est sans doute qu’il est invulnérable ; il devient de plus en plus audacieux et terrible ; il disparaît pendant plusieurs semaines : on ne sait pas où il est allé ; il reparaît soudain : on ne sait pas d’où il vient ; il se moque toujours des chasseurs, montrant cette majesté que prennent par moments les bêtes fauves dans la pleine conscience de leur force. Voilà un véritable dieu : qu’y a-t-il donc besoin d’aller chercher la religion des ancêtres pour expliquer la zoolâtrie ? On sait le culte dont les chevaux importés en Amérique par les Espagnols, furent l’objet de la part des indigènes : selon Prescott, ceux-ci aimaient mieux attribuer aux chevaux qu’aux Espagnols eux-mêmes, l’invention des armes à feu ; c’est que les Espagnols étaient des hommes comme eux, on voyait mieux leur mesure ; au contraire, un animal inconnu paraissait armé d’un pouvoir indéfini. Les hommes n’adorent que ce qu’ils ne connaissent pas assez. C’est pour cela que, quoi qu’en dise M. Spencer, la nature, si longtemps mal connue, nous paraît avoir offert à la religion un aliment beaucoup plus large et plus inépuisable que l’humanité.

    Au fond, la véritable confirmation que M. Spencer croit trouver de sa doctrine, c’est la façon même dont il la systématise ; elle est pour lui un exemple de plus de la loi universelle de l’évolution. En cette doctrine, tout se ramène à l’unité, tout s’absorbe dans une même croyance « homogène », celle d’une puissance plus ou moins vague exercée par les esprits des morts ; cette croyance, une fois donnée, passe par toute une série d’intégrations et de différenciations, et devient finalement la croyance en l’action régulière d’une puissance inconnue universelle (p. 579). M. Spencer nous paraît avoir raison de chercher la croyance une, « homogène », d’où proviennent toutes les autres par voie d’évolution ; une telle recherche est digne d’un aussi grand esprit. Mais la formule qu’il donne de cette croyance nous paraît tout à fait étroite et insuffisante : si l’on veut découvrir une idée qui domine à la fois le culte des morts et le culte des dieux, on la trouvera dans cette persuasion naturelle à l’homme que rien n’est absolument ni définitivement inanimé, que tout vit ou revit, conséquemment a des intentions et des volontés. Encore une fois, l’homme a déifié la nature, comme il a immortalisé ses ancêtres, par cette seule raison que, pour un être vivant et voulant, ce qu’il y a de plus difficile à comprendre, c’est le déterminisme et la mort.