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pas des vérités, il n’y a que la vérité. Les mots « vérité particulière » forment, à parler rigoureusement, une expression inexacte et en quelque sorte un non-sens. Toutes nos sciences, même les plus positives, donnent de la vérité une traduction en partie douteuse, en partie erronée, en partie incomplète. Ainsi, n’a-t-on pas, d’un côté, même dans ces derniers temps, été jusqu’à contester la solidité des bases de la géométrie ? N’a-t-on pas remis en question les fondements de la logique ? D’un autre coté, croire qu’une proposition, qui peut être vraie en soi, est néanmoins conciliable avec une proposition dont on ne voit pas la fausseté, c’est ne pas saisir la première dans sa véritable essence. Conclure des principes de la mécanique que le mouvement perpétuel est réalisable, c’est, au fond, leur substituer virtuellement d’autres principes moins justes, bien que l’énoncé en reste le même. Enfin, ne pas avoir tiré d’une proposition toutes les conséquences qu’elle recèle, c’est ne pas en comprendre toute la portée. Lucrèce, Pascal, Lavoisier, Meyer entendent-ils de la même façon l’axiome que rien ne vient de rien, que rien ne retourne à rien ?

La vérité ne se montre jamais à nos yeux que voilée de la tête aux pieds, et, comme à la déesse de Sais, aucune main d’homme ne lui ôtera son voile. Mais ce voile est de jour en jour plus transparent, parce que notre vue devient de plus en plus perçante et plus juste. La vérité n’est donc pas une de ces choses dont nous pouvons poursuivre la conquête en nous les annexant parcelle par parcelle ; elle est plutôt de celles dont la possession entière nous est refusée, mais que l’on doit adorer, et auxquelles on peut s’unir de plus en plus intimement en multipliant les points de contact et les moyens d’attache. Gardons-nous seulement de la présomption et de l’ivresse des premiers regards et des premiers embrassements. Si le commencement du savoir, c’est de savoir que l’on ne sait rien, n’oublions pas non plus qu’on ne sait jamais tout de rien. La modestie, la défiance et le doute, voilà les marques du vrai savoir. La suffisance n’est-elle pas la compagne ordinaire de l’ignorance et de la sottise ?

J. Delbœuf.