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ANALYSESguyau. — La Morale anglaise contemporaine.

tout cas des faits analogues, par exemple, dans les fourmis paresseuses, et certains criminels ne sont que « des sceptiques qui pratiquent ». — À quoi M. Spencer répondrait sans doute que M. Guyau s’exagère la puissance de la réflexion individuelle. L’individu, que des siècles ont fait, ne peut se défaire lui-même en un jour.

La critique des théories anglaises sur la sanction morale traite d’abord de la responsabilité morale, puis de la responsabilité sociale, La première partie en est incomplète : des quatre points indiqués dans le sommaire du premier chapitre, deux seulement sont développés dans le texte même. Cette omission a sans doute échappé à l’auteur pendant l’impression de son livre. Nous regrettons fort l’appréciation de la théodicée utilitaire dont elle nous prive.

La théorie de la responsabilité morale ne peut consister pour Stuart Mill que dans la genèse psychologique du sentiment de la responsabilité. Mais cette genèse, que M. Bain s’est en vain efforcé de compléter, réduit le sentiment à une sorte d’illusion de la conscience, et tend pratiquement à le supprimer. Il ne saurait être question, dans la doctrine utilitaire, que d’une responsabilité purement sociale. Comment donc justifier le châtiment légal ? Stuart Mill invoque d’abord le profit du coupable, M. Guyau lui répond vigoureusement que le seul profit réel pour l’individu, c’est de suivre son intérêt. Reste donc l’intérêt social. Il faut bien reconnaître que les peines légales conservent leur raison d’être, même dans l’hypothèse déterministe où se placent les utilitaires, et la plupart des objections qu’on leur oppose sur ce point sont sans fondement. Mais voici l’objection nouvelle et profonde que leur oppose M. Guyau : l’idée même de la nécessité universelle et de l’irresponsabilité personnelle, qui fait le fond du système utilitaire, n’enlèvera-t-elle pas au châtiment son apparente justice et par suite ne diminuera-t-elle pas son efficacité ? Le coupable ne verra donc dans la sanction sociale qu’une lutte de l’intérêt contre l’intérêt, et lui aussi invoquera contre la société la maxime : « œil pour œil, dent pour dent. » La vraie punition, la punition idéale, est celle que la volonté accepte et s’approprie, au lieu de la subir passivement.

La conclusion de l’ouvrage est un essai de conciliation entre les doctrines utilitaires et évolutionnistes de l’Angleterre contemporaine et cet idéalisme élargi et renouvelé dont les écrits d’un éminent penseur français, M. Fouillée, contiennent la vive et éloquente exposition. Le tort des utilitaires, d’après M. Guyau, « c’est d’avoir peu compris et peu tâché de comprendre le système adverse dans son sens le meilleur, de s’être enfermés dans leur pensée propre sans pénétrer la pensée d’autrui. » Ils n’ont guère connu et réfuté que les morales intuitionnistes et mystiques qui placent le bien en dehors de nous, dans une sorte d’idéal transcendant, et par là, il faut bien le dire, ils ont contribué à épurer le véritable idéal moral en le forçant à se séparer de tout élément étranger. Mais il reste en face d’eux une autre morale, « celle qu’entrevirent Zénon et Epictète, et dont Kant jeta les premiers fondements : »