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ANALYSESguyau. — La Morale anglaise contemporaine.

tiels et dans l’harmonieuse unité de son ensemble la théorie des principes moraux que M. Spencer porte encore dans sa pensée, dont il n’a laissé voir au public que quelques faces, et qu’il se prépare sans doute en ce moment à mettre au jour. L’historien de la philosophie avait pu jusqu’ici déployer sa sagacité dans la résurrection des doctrines du passé ; M. Guyau évoque pour ainsi dire une des doctrines de l’avenir. Si l’éminent philosophe anglais a lu le chapitre où le jeune écrivain français, avec quelques passages épars dans ses œuvres, a composé un tableau si fidèle et si complet de ses théories morales, il a dû sans doute être à la fois étonné et charmé de se voir ainsi deviné à demi-mot, et peut-être même a-t-il aperçu avec surprise quelque aspect de sa doctrine qui lui avait jusqu’alors échappé et trouvé une sorte de vérification de ses propres idées dans le spectacle de leur groupement systématique au sein d’une pensée étrangère[1].

La morale de M. Herbert Spencer est moins une théorie qu’une histoire de la moralité, et cette histoire à son tour n’est qu’un chapitre de l’histoire universelle de la nature. Ou plutôt la théorie et l’histoire se confondent ; car le développement des choses et des hommes se déduit à priori de la loi suprême et nécessaire qui est la persistance de la force, et toutes les lois secondaires sont autant d’expressions des transformations que la force subit pour rester perpétuellement équivalente à elle-même. Bon gré mal gré, les divers modes de la force doivent être compatibles entre eux, et chaque être doit s’adapter au milieu qui le limite et qui le porte. L’humanité évolue comme la vie, comme la matière, et de plus en plus les individus s’adaptent à leur double milieu physique et social. De là en eux une évolution correspondante des sentiments et des idées qui par degré passent de l’égoïsme à l’altruisme, et de là aussi la puissance des instincts moraux qui condensent pour ainsi dire en nous toutes les tendances utiles ou bienfaisantes de nos innombrables ancêtres. Cette puissance croissante facilite de plus en plus l’équilibre spontané des droits individuels dans la société et rend de moins en moins nécessaire la fonction essentiellement défensive de l’État. — M. Guyau conclut cette longue exposition de la morale anglaise en rattachant étroitement la doctrine de l’utilité à celle de l’évolution : « Les systèmes de Bentham et de Stuart Mill tendent évidemment à s’absorber dans le système plus vaste de M. Spencer, qui leur laisse une place en son sein et les complète sans les détruire. Les vrais représentants d’une morale rationnellement utilitaire ne sont plus les penseurs timides qui se font l’écho affaibli des Bentham ou des Stuart Mill ; ce sont les Darwin, les Spencer et ceux qui n’hésitent pas à suivre les maîtres dans la voie nouvelle qu’ils ont frayée.

II. Malgré l’originalité que M. Guyau a su déployer dans son exposition

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, M. Herbert Spencer a fait paraître « The Data of Ethics. »