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ANALYSESguyau. — La Morale anglaise contemporaine.

Bentham a une loi entière dans lu vertu du principe de l’intérêt personnel ; le problème moral consiste pour lui, non à légitimer le principe qui est évident, mais à en faire l’application à tous les actes de la vie humaine. Il ne tient aucun compte des notions et des sentiments prétendus moraux qui se sont formés et développés spontanément dans la conscience de l’humanité : cet idéal moral antérieur à la morale même, que toute intelligence entrevoit plus ou moins vaguement, et auquel la morale doit se conformer comme à son objet propre, il n’en soupçonne pas l’existence. En dehors de l’intérêt, il ne voit que phrases vides, préjugés confus et sentimentalité vague.

Aussi sa méthode est-elle une méthode de détails, moins psychologique que mathématique ; volontiers, il remplacerait l’analyse par le calcul.

Stuart Mill s’inquiète de cette moralité spontanée que Bentham s’obstine à ne pas voir ; il veut conserver ces notions vulgaires d’obligation, de vertu, de justice ; il ne veut pas tout au moins les contredire ouvertement et mettre la morale utilitaire en opposition avec la morale instinctive de l’humanité. Le principe de l’intérêt, rigide avec Bentham, devient flexible entre ses mains ; il se plie en tous sens pour s’adapter, autant que possible, à l’idéal moral. Moraliste, Stuart Mill s’efforce de montrer que le désintéressement se déduit de l’intérêt même ; psychologue, qu’il s’y réduit. L’association des idées est l’instrument de ces merveilleuses transformations. Par degrés, elle rapproche, marie et confond les sentiments qui semblaient les plus éloignés ; et, sous son action persévérante, l’individu s’habitue à aimer ses semblables et la vertu pour eux-mêmes.

M. Herbert Spencer substitue à ces subtiles analyses une vaste synthèse où l’utilitarisme est comme absorbé par la grande doctrine de l’évolution. Ce n’est pas seulement dans l’individu qu’il faut expliquer la formation de la conscience, c’est dans l’humanité tout entière. Le progrès moral est une des faces du progrès cosmique. L’idéal moral que nous trouvons au-dedans de nous-mêmes y a été lentement déposé par le travail des siècles : la moralité est devenue organique et le deviendra de plus en plus.

Sous cette couche épaisse de sentiments et d’instincts moraux, la psychologie découvre sans doute le fond primitif de l’égoïsme, mais la morale ne peut pas plus se réduire au principe du plaisir ou de l’intérêt brut que l’homme ne peut se réduire à la vie du protozoaire, bien qu’il ne soit qu’un protozoaire transformé.

Ainsi de plus en plus l’utilitarisme semble subir l’influence d’un principe différent du sien. Attiré vers l’idéal moral, il cherche de toutes parts les moyens de s’en rapprocher et d’y atteindre. C’est le tableau de cette évolution du système que nous présente M. Guyau dans la première partie de son livre.

Bentham, par lequel s’ouvre l’exposition des doctrines, le père de l’utilitarisme anglais contemporain, est peut-être l’homme dans lequel