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boussinesq.sur le rôle de l’intuition géométrique

II. — Cette défiance n’est pas justifiée, car l’évidence ou intuition géométrique ne saurait être, comme ils le supposent, un produit de l’observation externe.


Tout le monde admet que le sens idéal de l’espace et des figures n’a pu se développer en nous qu’à la suite des observations qui ont éveillé notre activité intellectuelle. Sans le choc provoqué dans notre système sensitif par le monde extérieur et par ses contrastes, il est probable que nos facultés seraient restées engourdies, faute de sollicitation ou même, si l’on veut, faute de matière première. Mais il y a infiniment loin des résultats incomplets et grossiers de l’expérience aux données de l’intuition géométrique une fois exercée, données qui se présentent à nous comme des créations de l’esprit, avec des caractères de simplicité, de précision, de généralité, que la nature physique ne comporte guère et que certainement nous n’y avons pas vus. Donc, les constructions idéales que nous édifions et contemplons au moyen de notre sens intérieur de l’étendue et des formes ne sont pas le produit de l’observation externe : elles constituent un ordre de choses spécial, autonome, bien distinct de celui avec lequel nous met en rapport notre nature sensible.

Celle-ci, telle que l’a sans doute façonnée peu à peu l’influence des réalités extérieures, paraît même repousser, dans leur expression exacte et seule intelligible, les principes essentiels qui nous fournissent comme les matériaux de nos constructions géométriques. Les principes dont il s’agit consistent, en effet : 1o dans la notion de points sans étendue ; 2o dans celle des droites, sans largeur ni épaisseur, mais infiniment divisibles en longueur, qui joignent ces points deux à deux ; 3o dans l’idée d’angles divisibles aussi indéfiniment, espaces plans, illimités d’un côté, qui relient deux droites issues d’un môme point ; 4o dans la notion de lignes courbes, qui, bien que n’étant pas réductibles à des droites par voie de déduction logique, le deviennent, comme on dit, à l’infini ou à la limite grâce à une certaine vue transcendante de la raison, vue sans laquelle, d’après le mot de Pascal, on n’est pas géomètre, etc. Voilà pourquoi la tournure d’esprit du mathématicien et celle du physicien ou du naturaliste sont si différentes, et pourquoi leurs langages, leurs manières de voir, se trouvent souvent en opposition (au moins apparente).

En résumé, l’observation externe, qui est incapable d’atteindre positivement aux conceptions du géomètre entendues dans leur sens rigoureux, et qui, en se laissant guider par l’instinct, leur