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paulhan. — l’erreur et la sélection

jamais. Si nous sommes portés à nous croire plus heureux, cela provient d’une illusion que j’aurais pu placer dans le commencement de ce travail. On suppose que, si l’on était un sauvage ou un animal, on garderait cependant les goûts de l’homme civilisé, qui seraient contrariés par ce changement de condition d’existence. On se met imparfaitement par la pensée à la place de l’être dont on parle, et l’on imagine qu’on pourrait être tout à fait un autre et rester soi. En fait, le bonheur est proportionnel à la satisfaction des besoins, quels qu’ils soient. Nous avons plus de besoins que les animaux et plus de moyens pour les satisfaire ; mais ces moyens sont-ils relativement plus nombreux ou plus aisés à employer ?

On peut dire, en somme, que la quantité de plaisir éprouvé est proportionnelle à la quantité d’évolution effectuée par l’individu lui-même, non à celle qu’ont effectuée ses ancêtres.

D’un autre côté, la concurrence ne doit pas favoriser les satisfaits, car les non-satisfaits, une fois qu’ils sont mis en rapport avec les premiers, et c’est ce que fait la civilisation, auront plus d’énergie qu’eux peut-être, et, poussés par le besoin, tenteront de les déposséder, tentative qui suffira pour troubler leur bonheur. Il faudrait donc que tous ou presque tous fussent satisfaits. Pour que cela arrive, il faudrait que l’homme eût des besoins et les moyens de les satisfaire tous au moment où ils se font sentir et avant que cette sensation soit devenue douloureuse. Cela suppose un rhythme, c’est-à-dire un équilibre imparfait, or la tendance de la sélection est de produire un équilibre complet, et l’équilibre complet, c’est l’inconscience. Cela suffit pour faire rejeter l’hypothèse qui ferait de la sélection un producteur inconscient du bonheur.

La sélection a cependant un rôle utile, car le progrès, l’évolution, est la condition du plaisir, et la dissolution serait accompagnée de souffrances. Pour que la quantité du plaisir reste la même, l’évolution est nécessaire.

Si, au lieu de considérer le progrès au point de vue du bonheur, on s’attache avec désintéressement à considérer l’harmonie croissante des choses, l’intégration et la différenciation[1], on pourra conclure que le monde va en progressant et que la sélection amène ce progrès. On ne voit pas d’ailleurs alors, si la sélection n’a d’autre effet que de produire un monde sans cesse plus intégré, plus hétérogène, plus défini, ou d’amener l’univers à l’inconscience à travers les joies et les souffrances des êtres organisés, pourquoi il y aurait lieu de supposer qu’elle est déterminée par une cause finale. Il n’y a pas

  1. Cette théorie de l’évolution est, on le sait, celle d’Herbert Spencer, qui l’a