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analyses. — guyau. Morale d’Épicure.

l’organisme est en équilibre, en repos, qu’il y a absence de peine (ἀπονία), santé (ὑγίεια). La douleur cesse avec l’équilibre et commence avec le mouvement auquel répond un mouvement en sens contraire, le désir. Quand l’équilibre est rétabli, alors meurent le désir et la douleur ; alors naît le plaisir. Le plaisir succède donc nécessairement à la douleur. Dès que les causes de trouble et de désordre sont supprimées, la santé, la tranquillité s’épanouissent dans l’âme et la remplissent d’une pure et calme jouissance. Les critiques qui font de l’ataraxie épicurienne une absolue impassibilité, semblable au sommeil et à la mort, se sont donc grandement mépris, s’il faut en croire M. Guyau. L’ataraxie suppose sans doute l’insensibilité par rapport à l’extérieur ; mais elle suppose en même temps que l'être, se possédant lui-même, trouve dans l’harmonie intérieure et stable de ses forces un plaisir permanent et « constitutif ». L’acte de vivre, le fait d’exister est par lui-même la source de toutes les jouissances. Qu'on admette ou qu’on rejette cette théorie singulièrement optimiste, M. Guyau nous semble avoir victorieusement prouvé que telle était bien la doctrine épicurienne.

Le livre suivant, le plus intéressant peut-être de l’ouvrage, traite des plaisirs de l’âme. Je ne sais si la distinction et la transition ne sont pas l’une et l’autre un peu artificielles, et si la dialectique épicurienne, dans ses tours et détours, ne revient pas sur ses traces. C’est en effet l’idée de la durée avec ses deux modes, passé et futur, qui nous fait passer des plaisirs du corps aux plaisirs de l’âme, et cette idée, elle a été déjà introduite dans le système qui ne pourrait sans elle s’élever au-dessus du cyrénaïsme. Quoi qu’il en soit, ces plaisirs de l’âme consistent, on le sait, dans le souvenir des jouissances passées ou dans l’espoir des jouissances futures ; ils peuvent coexister en nous avec les souffrances, les affaiblir, les effacer ; ils peuvent durer et se renouveler sans causes extérieures, par le seul effet de notre volonté ; ils peuvent s’accroître indéfiniment. Ils sont donc l’élément le plus important du bonheur, sinon le bonheur lui-même. Le souverain bien, c’est le calme et l’harmonie de l’âme. Ce qui trouble l’âme, voilà le mal ; et la grande cause de ce trouble, c’est la crainte, la triple crainte des dieux, de la fatalité et de la mort, La science en est le remède.

Par cet enchaînement naturel des idées, M. Guyau nous conduit habilement à l’examen des théories d’Épicure sur l’utilité et le rôle de la science dans la vie. Ces théories subordonnent plus étroitement peut-être encore que les philosophies positive ou critique la spéculation à la pratique et les recherches intellectuelles aux fins morales de l’humanité. Épicure en effet n’élève si haut la science que parce qu’elle délivre les âmes de la servitude religieuse ; mais en même temps il l’arrête à cette limite qu’elle ne pourrait franchir sans leur imposer une nouvelle servitude, la servitude du destin, plus pesante que celle des dieux. Tout son prix lui vient, non de ce qu’elle satisfait une inquiète et d’ailleurs insatiable curiosité, ou, comme le diront plus tard Bacon et Auguste Comte, de ce qu’elle donne à l’homme la faculté de prévoir et de modi-