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néant. Les anciens disaient ; « Au commencement était le Chaos, » c’est-à-dire la simple matière. Et nous dirons dans le même sens : Tout ce qui est a dû commencer par la simple possibilité d’être, d’être bon ; par une indétermination absolue, en qui réside le pouvoir infini de se déterminer ; par une pure puissance qui, pour passer à l’acte, n’a besoin de rien d’extérieur ; par la liberté.

Selon Leibniz, « il n’y a pas de possibilité pure : toute possibilité est déjà tendance. » La possibilité du bien est donc un premier degré de la tendance au bien, le premier effort vers la réalisation de l’idéal. Cet effort est ce qui fonde la possibilité du monde. Posez que le bien est la loi souveraine et sans rivale, et le monde est possible. Sans lui, pas de monde. Le monde n’est que pour réaliser l’idéal du bien. Cet idéal, donc, qui soutient toute existence au-dessus du néant, nous ne nous laisserons pas aisément persuader qu’il soit une pure chimère, sans réalité. — Mais, dira-t-on, si l’idéal existe par avance, à quoi bon ce monde, qui prétend valoir par lui-même et qui n’est qu’une copie ? Ne vaut-il pas mieux dire que l’idéal existe dans la mesure où il est réalisé, qu’il existe surtout dans les parties les plus sublimes de l’univers, qu’il est le produit suprême, le sommet de la réalité ? — Ecartons encore ces craintes. L’idéal, nous le savons par nous-mêmes, a une façon de préexister qui lui est propre et qui n’enlève rien à la valeur de ce qui le réalise. Et si l’idéal semble lui-même s’embellir par nos soins et nous devoir son progrès, d’autre part, en se perfectionnant, il ne se transforme pas ; il se développe, c’est-à-dire qu’il est fidèle à son essence, qu’il a sa voie tracée, une voie dont le terme est déjà marqué. Ainsi, au plus profond de nous, derrière les Idées multiples que nous poursuivons tour à tour et qui, fuyant notre atteinte pour reparaître plus belles à une plus grande distance, nous attirent vers le mieux, il est un idéal dernier, invariable. Or, pourquoi ce qui est vrai en nous ne le serait-il pas en tout ? Il est donc permis de dire que l’idéal existe par soi. — Mais cet idéal, et c’est là notre objet en ce moment, n’intervient en aucune autre manière ; sans quoi il détruirait la liberté des êtres et toute la réalité de son œuvre. Il les laisse se perdre ou se sauver par eux-mêmes : car, si le salut du monde est inévitable, le drame universel a son dénouement fixé et perd son importance, son sérieux ; il faut que le monde puisse même se perdre. Il ne les juge pas, du moins à la façon d’un juge qui prête à la loi une force distincte de l’obligation : chaque liberté se juge, s’abaisse et s’élève par elle-même, dès là que le bien moral est le seul bien. Enfin, l’acte même de la création, la déclaration de la possibilité du bien, doit être aussi un acte de respect pour les êtres créés-, la loi du bien ne leur donne rien que la permission d’exister. Il y a un grand sens à tirer de cette pensée de Platon, que Dieu n’a pas été jaloux et n’a pas voulu interdire l’accès de l’existence à ce qui en était digne ; et aussi de cette théorie de Leibniz, que le meilleur des possibles, ayant combattu ses rivaux moins bons, les a vaincus, lui seul, sans aide, et que