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séailles. — philosophes contemporains

plume, a qui laisse partout sur son passage une trace de beauté[1]. »

Saisir par l’intuition de l’être individuel l’être universel, surprendre ainsi dans l’âme le secret de l’existence des choses, la soumission de la force à l’amour ; trouver enfin dans l’unité de la nature et de Dieu la raison de cet accord universel des êtres, affirmé a priori, démontré par la possibilité de la science et par son perpétuel progrès, tel est le résumé de cette philosophie. Il semble que, dans son long commerce avec les statues de la Grèce, l’auteur ait recueilli les confidences de ces êtres de marbre : ils sont des individus, mais en même temps ils sont des lois ; ainsi l’âme, qui est individu, est type et donne des révélations sur la vie universelle. La science veut rejeter la beauté du monde, n’y laisser que les luttes de la force aveugle et sans guide : M. Ravaisson concilie la force et la beauté dans l’amour. N’est-ce pas encore à la statuaire antique qu’il doit le plus beau symbole de cette doctrine[2] ? Solitaire et mutilée, la Vénus de Milo se dressait dans sa fierté de statue : on eût dit d’une beauté faite pour susciter de grands efforts en inspirant de grands amours, qui se fût trahie elle-même et la nature, en se retirant dans la solitude d’une âme égoïste. Était-il possible que la plus belle des déesses en fût la moins aimante ? C’était une vieille légende des poèmes antiques que l’amour du Dieu de la force pour la déesse de la beauté : légende que les sculpteurs racontaient dans le marbre, en rapprochant en un même groupe Mars et Vénus. Le groupe était brisé, la force semblait infidèle à la beauté. M. Ravaisson a montré que ces amants dès l’éternel ne devaient être séparés ni dans la réalité ni dans l’art. Ce sont deux amants fidèles qui se pénètrent jusqu’à se confondre : tout est par la force, tout est pour la beauté, et la force dans ce sacrifice d’elle-même, ne se distingue plus de la beauté qu’elle réalise. Le dieu de la guerre décide du sort de la bataille, que se livrent les éléments dans le champ de l’espace infini, mais c’est le sourire de la déesse qui désigne les vainqueurs, et si la force combat, c’est la beauté qui prend le titre de victorieuse (Venus Victrix).

VII


Pour juger une philosophie, ce qu’il faut examiner d’abord, c’est la méthode. M. Ravaisson part de cette idée que l’esprit est fait pour entendre les choses, que les choses sont faites pour être entendues par l’esprit. La véritable explication de l’univers serait donc celle

  1. Secrétan, Bibliothèque universelle et Revue suisse, novembre 1868.
  2. M. Ravaisson a établi que la Vénus de Milo faisait partie d’un groupe, et que ses bras brisés attachaient le baudrier de Mars, qui se tenait prés d’elle.