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séailles. — philosophes contemporains

mènes, que nous puissions ne pas nous y disperser, que nous ne mourions pas sans cesse pour ressusciter toujours, multiples et changeants comme eux ? D’où vient que notre existence ne soit pas brisée en une infinité de parties comme les instants de la durée, en une variété de spectacles divers comme les fantômes internes qui la constituent ? D’où vient en un mot que l’homme soit un être réel et identique qui puisse dire : moi. C’est qu’à vrai dire ces phénomènes ne nous constituent pas, c’est qu’ils sont seulement la matière, dont par un effort continu nous nous créons nous-mêmes. Si, comme le soutiennent les empiriques et les Écossais, nous ne saisissions que la succession des faits intérieurs, nous n’existerions jamais, nous deviendrions sans cesse, et les fortes expressions par lesquelles Héraclite exprimait la mort perpétuelle des choses, ne seraient que justes, appliquées au monde éphémère de l’esprit. Ce qui fait la conscience d’une existence identique à elle-même, c’est « qu’au centre de la vie spirituelle, dans l’expérience intime de l’activité volontaire qui ne s’arrête jamais, » nous saisissons la force toujours en éveil, toujours agissante, qui rattache entre eux et à elle-même les multiples événements de la vie intérieure. Ainsi au premier regard de la réflexion se révèle en nous quelque chose de l’être et de ses lois : la loi de cause efficiente et l’activité qui la fonde.

Mais faut-il accorder à Maine de Biran que toutes les données de la conscience se bornent « au sentiment de notre pouvoir actuel et au pressentiment assuré de sa permanence », à l’intuition de la force active, qui laisse en dehors d’elle le fond même de notre être, la substance inconnaissable. Nous n’agissons pas pour agir, c’est-à-dire au hasard ; la force intime n’est pas une force indéterminée qui frappe dans tous les sens : la conscience de l’unité et de l’identité deviendrait dans ce cas impossible. Toute volonté, de quelque ordre qu’elle soit, suppose une fin à atteindre, un bien à réaliser. « Or la notion d’un objet, comme d’un bien, suppose le sentiment qu’il est désirable. Pour que la volonté se décide par l’idée abstraite de son objet, il faut donc que la présence réelle nous ébranle déjà secrètement. Avant que le bien soit un motif, il est déjà dans l’âme, comme par une grâce prévenante, un mobile, mais un mobile qui ne diffère point de l’âme même[1]. » L’être n’existe qu’autant qu’il agit, mais il n’agit que pour exprimer ses tendances intérieures, que pour suivre le courant de la sensibilité cachée, qui au fond de lui s’agite et l’entraîne. « La volonté a sa source et sa

  1. Revue des Deux-Mondes, article de 1840.