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séailles. — philosophes contemporains

et soumises à son acceptation, sinon les poèmes de la raison humaine, qui, pleine de confiance en sa propre valeur, crée le monde à son image, se cherchant et se retrouvant dans la réalité, qu’elle ne distingue pas d’elle-même ? Le monde ne peut être un poème sans unité, un drame mal fait, où deux actions se mêlent l’une à l’autre sans qu’il y ait de rapports entre elles.

Ainsi, que nous consultions la tradition des grands philosophes ou que nous réfléchissions sur nous-mêmes, nous arrivons à cette conclusion que l’unité est la loi suprême de la pensée, et que la pensée ne se satisfait qu’en soumettant toutes choses à l’unité. Mais prétendre que l’homme et la nature ne sont pas des êtres hétérogènes, soutenir qu’il n’y a pas en présence deux mondes inconciliables, deux vérités ennemies, c’est s’engager à montrer qu’une progression continue élève des sciences physiques aux sciences morales ; que, loin de se contredire, toutes nos connaissances s’unissent en une affirmation compréhensive ; c’est en un mot se proposer pour fin la conciliation de l’idée et du fait, de la métaphysique et de la science. Loin donc de nous séparer des sciences positives, dont l’existence seule atteste la parenté de l’homme et de la nature, unissons-nous à elles, soyons forts de leurs forces. Si, prenant leurs données comme matériaux de notre édifice, nous construisons un système dont tous les détails, répondant aux divers ordres de phénomènes, concourent en un tout, comme résonnent à l’unisson les notes d’un accord parfait, le beau nous sera la marque du vrai et notre tâche sera terminée. Faire grand et simple, multiple et un, en un mot faire beau, sans sortir de la réalité, telle est l’œuvre à accomplir : la beauté ne trompe pas, et ce n’est pas à tort qu’on a dit qu’elle est la splendeur du vrai.

C’est sans doute à cette inquiétude de la beauté qu’il faut attribuer « l’élégance sans afféterie d’un style vraiment incomparable » et ce qu’on a si bien nommé « les vertus esthétiques » de M. Ravaisson[1]. Si dans la philosophie la science devient art, le vrai se confondant avec le beau, il est naturel que le philosophe agisse sur nous comme l’artiste. Or le talent de celui-ci consiste moins à tout dire et à ne nous laisser rien à faire qu’à nous communiquer quelque chose de son propre génie et à nous faire retrouver ce qu’il a pensé lui-même, en excitant notre imagination, en soulevant une multitude d’idées, évoquées à son appel du fond de notre conscience, où elles sommeillaient. C’est une impression de ce genre que produit le style de M. Ravaisson. Les formules auxquelles il se complaît font

  1. Ch. Renouvier, Année philosophique, 1868.