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carrau. — moralistes anglais contemporains

tenir compte des réactions nécessaires. C’est souvent dans la plénitude des joies terrestres que nous nous sentons le plus vides, c’est au sein de l’extrême civilisation que se réveillent avec le plus d’énergie et le dégoût de ce monde et le besoin de ce qu’il ne peut fournir. La meilleure preuve en est l’ardeur avec laquelle la société raffinée des troisième et quatrième siècles embrassa les austérités du christianisme. Le pessimisme contemporain n’est peut-être au fond qu’une expression différente du même désenchantement et des mêmes aspirations.

Si certaines vertus semblent décliner avec les progrès de la civilisation, d’autres croissent avec elle. C’est surtout le cas pour la pitié, même à l’égard des criminels. Le développement intellectuel a pour résultat de nous faire entrer en communion plus intime avec nos semblables. Toute culture générale des facultés de l’esprit rend en effet l’imagination plus-vive et plus délicate ; de là une aptitude plus grande à nous représenter les sentiments et les idées d’autrui. Nous sympathisons ainsi par avance avec les souffrances réservées au criminel ; elles deviennent nôtres pour ainsi dire, et nous disposent à la compassion. Sans sympathiser avec l’état mental qui l’a conduit au crime, nous nous en formons néanmoins une représentation intérieure, et nous y trouvons, sinon une excuse, au moins une explication qui nous porte également à l’indulgence, selon le mot célèbre : beaucoup comprendre, c’est beaucoup pardonner.

La même cause explique les progrès de la tolérance. L’homme qui n’a que peu d’idées admet difficilement qu’on puisse en avoir d’autres ; incapable de se représenter une manière de penser différente de la sienne, il n’y voit qu’obstination coupable, mépris volontaire de la vérité. Il ne condamne et ne persécute en réalité que ce qu’il ne comprend pas.

Le dévouement n’est-il pas une de ces vertus qui tendent à diminuer à mesure que la civilisation se développe ? On l’a dit souvent ; mais il serait plus exact de dire qu’il tend à changer d’objet. Dans un état intellectuel peu avancé, l’imagination, qui gouverne les affections, ne représente guère les choses que sous une forme individuelle et concrète ; la faculté de s’élever aux abstractions est la meilleure mesure du progrès mental. L’imagination se concentre donc à l’origine sur les individus ; la seule forme de dévouement qui existe alors, c’est le dévouement d’homme à homme (loyalty). Plus tard, l’esprit devient capable d’embrasser l’idée générale abstraite de la tribu, de la patrie ; la loyauté primitive se change en patriotisme. Enfin à un degré plus élevé de généralisation, apparaît le dévouement à des causes qui, dépassant les limites étroites des nations, intéressent le genre humain tout entier.