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MORALISTES ANGLAIS CONTEMPORAINS


M. LECKY.


M. Lecky s’est fait connaître par deux livres très-remarquables : une Histoire de la Morale en Europe depuis Auguste jusqu’à Charlemagne et une Histoire du développement du rationalisme en Europe pendant le moyen âge. Nous n’avons pas l’intention d’en parler ici, parce qu’ils intéressent plutôt l’histoire que la théorie de la morale, mais le premier de ces ouvrages est précédé d’une importante introduction où l’auteur, mettant en présence les deux éternels adversaires, l’utilitarisme et l’intuitionisme, réfute le premier et défend le second contre les principales objections qui en compromettent la solidité. Cette discussion, habile, approfondie, neuve par quelques côtés, mérite notre attention.

Passons rapidement sur la réfutation de la doctrine utilitaire : c’est un point sur lequel nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’insister dans le cours de ces études[1]. M. Lecky n’a pas de peine à montrer que la vertu, pratiquée exclusivement en vue du bonheur qu’elle procure, manque infailliblement son but ; que les degrés de la vertu ne correspondent pas à ceux de l’utilité, et que le vice n’est pas toujours nuisible dans la mesure où il est pervers. Il signale la faiblesse de la doctrine des conséquences éloignées : il prouve en particulier qu’on ne saurait, d’après les considérations utilitaires toutes seules, expliquer la place éminente qu’attribue aux deux vertus de la chasteté et de l’amour du vrai, le sens moral du genre humain. Il insiste enfin sur l’insuffisance des sanctions de l’utilitarisme et sur l’impuissance où se trouve cette doctrine de fonder rationnellement la croyance à la bonté de Dieu et le dogme de la vie future.

Arrivant à l’école intuitioniste, M. Lecky en dégage le postulat essentiel : c’est à savoir qu’il y a deux parties dans notre nature morale, l’une inférieure, l’autre supérieure, que cette distinction nous est donnée par une intuition directe, immédiate de la cons-

  1. Voir la Revue Philosophique, tome V, p. 263 et 403.