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h. taine. — géographie et mécanique cérébrales

la nécessité de couler dans le lit tracé d’avance. Ainsi préparé, ce groupe pourra demeurer très-longtemps inactif, à l’un des derniers plans de l’écorce cérébrale, loin de la grande route que suivent nos impressions usuelles, et très-loin de l’endroit où ces impressions, arrivées au premier plan, atteignent leur maximum d’état. À cette distance et avec si peu d’occasions de vibrer, il sera pour nous comme s’il n’était pas ; pendant des années, aucun des courants cérébraux ne l’atteindra ; il faudra un accident pour qu’une de ses cellules entre en danse. Mais, si elle y entre, la modification organique et la prédisposition acquise feront leur effet ; le courant nerveux suivra la route frayée ; chacune des cellules hibernantes recommencera sa danse dans l’ordre préétabli, et cet ordre de danses, propagé de groupe en groupe à travers l’écorce, repassera du dernier au premier plan.

Nous arrivons ainsi à une conception d’ensemble des opérations cérébrales. À la vérité, nous n’y arrivons que par conjecture, et tout ce que nous affirmons avec certitude, c’est que la pensée pourrait s’exercer par le mécanisme décrit. Mais, si ce n’est par celui-ci, c’est par un autre de même espèce ; car, quelle que soit l’opération cérébrale, elle n’a pour éléments que les courants qui cheminent dans les fibres et les danses qui s’exécutent dans les cellules. Combinez, comme il vous plaira, ces courants et ces danses ; vous n’aurez jamais que des combinaisons de danses et de courants. Nous avons choisi la plus simple, la plus cohérente, la mieux appropriée à f opération mentale qu’elle supporte, et il s’est trouvé qu’elle en explique plusieurs détails inexpliqués. Elle est donc vraisemblable ; tout le moins, elle explique comment, en quoi, par quelle correspondance et par quel genre de service l’écorce cérébrale peut être l’instrument de la pensée. — Cette écorce grise, à quinze ou dix-huit étages superposés, ressemble à une imprimerie où l’atelier actif, éclairé, est entouré de vastes magasins obscurs et immobiles. Les innombrables caractères qui sont remués dans l’atelier ou qui reposent dans les magasins ne sont jamais que les vingt-quatre lettres de l’alphabet ; il n’y en a peut-être pas davantage dans notre alphabet cérébral, à savoir vingt-quatre figures de danse avec les cinq ou six types de cellules nécessaires pour les exécuter. Dans l’atelier, le travail est double : d’une part, sous l’impulsion du dehors, il compose incessamment des mots qu’il envoie dans les magasins où ils se transcrivent en clichés fixes ; d’autre part, les magasins lui envoient incessamment des clichés fixes qu’il transcrit en lettres mobiles ; et l’œuvre qu’il produit à la lumière est une combinaison continue des mots nouveaux qu’il compose et des mots anciens qu’il transcrit.

H. Taine.