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ANALYSESlefèvre. — Études de linguistique et de philologie.

« séparer, sur les frontières du règne animal et du règne humain. » Il ne nous paraît donc pas possible d’accepter l’amendement que M. Lefèvre propose à la formule de M. Max Müller : « sans le langage point de raison, sans la raison point de langage, » et qu’il exprime ainsi : « sans le langage point de raison humaine, sans la raison ani « maie point de langage. » Sans compter que, infidèle à son principe M. Lefèvre semble ici accorder la nécessité d’un certain degré de raison pour procréer le langage, il est évident que la raison animale n’est qu’une invention et un mot ; et la meilleure preuve qu’elle n’existe pas, c’est qu’on ne voit pas les animaux s’en servir pour apprendre à parler.

Les considérations fort intéressantes de l’auteur sur le rapport des illusions, des superstitions humaines avec le langage ne sont pas exemptes d’exagération. Oublieux des beaux vers de Lucrèce qu’il a si brillamment traduits, M. André Lefèvre ne dit plus : Primus in orbe deos fecit timor : c’est au langage qu’il prête le rôle que le poëte latin attribuait à la terreur et aux sentiments profonds de lame. Paraphrasant la vieille formule : numina, nomina, « les dieux, dit-il, sont des substantifs. » — « La métaphysique, dit-il encore, n’est que la mythologie du langage. » Comment admettre ce nominalisme d’un nouveau genre, qui supprimerait non plus seulement la réalité de l’idée, mais la réalité des sentiments, et qui réduirait la nature humaine tout entière à un pur mécanisme verbal ?

M. Lefèvre, qui se méfie de la métaphysique et des métaphysiciens, traite avec quelque sévérité les philosophes qui, comme M. Chaignet dans la Philosophie de la science du langage, essayent de concilier les croyances rationalistes avec l’histoire du développement des langues. « On conte, dit-il, que Dugald Stewart, apprenant la découverte du sanscrit et du groupe indo-européen, en a nié purement et simplement l’existence. » M. Lefèvre ne se contente pas d’accepter avec un empressement un peu trop crédule des anecdotes très-contestables, il laisse entendre que les rationalistes contemporains tronquent et mutilent les données de la philologie, parce qu’ils ont peur de ses conclusions vraies. La vérité est que M. Lefèvre se fait une singulière idée des rationalistes et leur prête à plaisir des opinions qu’il ne lui est que trop aisé de ridiculiser : où trouverait-on en effet un rationaliste qui crût, comme le suppose M. Lefèvre, « que la raison humaine existait de toutes pièces dans l’homme primitif ? » La vérité est aussi que les rationalistes s’efforcent de démêler dans les travaux de la linguistique la part des faits démontrés et la part des hypothèses conjecturales, et ce n’est pas leur faute, si les origines animales de l’homme et du langage doivent encore être rangées dans cette seconde catégorie. Les études de M. Lefèvre manquent donc peut être d’impartialité : elles ne sont pas assez désintéressées de toute conclusion préconçue. Mais, avec ces réserves, nous n’hésitons pas à les recommander comme une lecture éminemment suggestive, destinée à populariser des recherches qui ne sont pas encore suffisamment en honneur dans notre pays.

G. Compayré.