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ANALYSESdu bois reymond. — Darwin versus Galiani.

tution, sont propres à produire l’Iliade ou l’Enéide. » (Système de la Nat., 2e  partie).

Outre que d’Holbach admet comme une chose toute naturelle la production de la pensée par la matière, il ne voit pas qu’il joue le jeu de son adversaire, en avouant que la nature déploie un art secret dans ses productions, comme l’escamoteur dans ses tours, et qu’elle se sert de dés préalablement préparés en vue d’une fin. Or la thèse du matérialisme consiste justement à nier que la nature tende à un but quelconque, et à soutenir que la matière, par la seule vertu de ses lois mécaniques, réalise des fins qu’elle n’a pas poursuivies. Il n’y a pas, en effet, de moyen terme. « Celui qui ne place pas tous les événements dans la main du hasard d’Épicure, celui qui fait une place, si petite qu’on le voudra, à la téléologie, ne tarde pas à se perdre dans les doctrines si décriées de la théologie naturelle de William Paley. » Tant l’instinct, la sensibilité, l’éducation conspirent à nous égarer dans ce sens !

« Nous avoir fait entrevoir, même de loin seulement, la possibilité de bannir de la nature la finalité apparente qu’elle présente, et de mettre partout l’aveugle nécessité à la place des causes finales, c’est là un des plus grands progrès qui aient été réalisés dans le monde de la pensée : il marque une ère nouvelle dans la discussion des problèmes cosmologiques. Avoir diminué, en une certaine mesure, le tourment de la pensée, qui réfléchit sur le monde, ce sera, tant qu’il y aura des naturalistes philosophes, le plus beau titre de gloire de Charles Darwin. »

Lorsque parut l’Origine des espèces de Darwin, la zoologie, la botanique et la paléontologie étaient depuis longtemps stationnaires. On rassemblait, on accumulait les observations ; on faisait rentrer, tant bien que mal, dans des cadres artificiels, les résultats toujours un peu superficiels des recherches : mais on ne se préoccupait ni d’expliquer les faits, ni de construire une théorie des êtres organisés. » Les anciens dogmes sur l’immutabilité des espèces (et l’on ne savait pourtant quelle définition donner de l’espèce), sur la stérilité des bâtards, sur les créations successives, sur l’impossibilité de la génération spontanée, sur la jeunesse de l’espèce humaine, fermaient la voie d’avance aux découvertes. On ne se souvenait plus des tentatives de Lamarck ; et l’on ne se rappelait que l’insuffisance de ses moyens d’investigation, le caractère prématuré de ses généralisations. Quelques esprits pourtant protestaient en silence ou même ouvertement ; et l’un des fidèles de la science orthodoxe, Jean Müller lui-même, émettait, à l’occasion de sa découverte de la production de limaces dans des holoturies, des hypothèses hérétiques, qui lui étaient amèrement reprochées par son école (voir Du Bois-Reymond, Discours à la mémoire de Jean Müller. Berlin, 1859).

Quel malheur que le grand physiologiste soit mort un an trop tôt pour être témoin de la révolution, qui détrôna la vieille science et dispersa