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qui jetteraient de la lumière sur des coutumes depuis longtemps irréfléchies, mais toujours vivaces dans nos campagnes. Nous connaissons, par exemple, tel département du centre de la France où l’on voit aujourd’hui encore, comme dans certaines tribus sauvages, d’énormes amas de pierres ou de branchages sans cesse entretenus par le tribut des passants, signaler, le long des chemins déserts et au fond des bois, le lieu redouté où des légendes immémoriales placent on ne sait quelle sépulture. — Si bien qu’en somme, ce qui ressort le plus clairement pour nous de cette étude, c’est moins encore la différence de l’homme « primitif » et de l’homme d’aujourd’hui, que leur étroite parenté, leur communauté de nature, surtout l’identité profonde de leur constitution mentale.

Mais ceci nous amène à nous demander si, abstraction faite de l’intérêt qu’offre en lui-même ce tableau des croyances ce primitives, » il est bien à sa place dans une étude sur les data ou « facteurs originels » de la sociologie. L’auteur est-il vraiment en droit de nous donner comme primitives, au sens d’originelles, des conceptions primitives, à la vérité, en ce sens qu’elles sont grossières, mais qui subsistent néanmoins dans les plus brillantes civilisations ? Nous savons bien qu’en toutes choses les premiers commencements nous échappent, et nous reconnaissons volontiers que M. Spencer, voulant assigner un commencement à l’évolution sociale, ne pouvait la faire remonter plus haut qu’il n’a fait, sans donner à la sociologie des bases purement hypothétiques. Mais qu’alors il ne se flatte pas d’atteindre les véritables « données primitives » de cette évolution. La philosophie évolutionniste gagnerait, croyons-nous, beaucoup de force et de crédit, si elle savait restreindre ses prétentions, reconnaître qu’il y a des bornes au champ de l’universel devenir et qu’il faut à l’universel mouvement un point d’appui. Car l’évolution, si elle explique bien des choses, ne saurait expliquer ni son propre point de départ, ni les lois mômes qui la régissent.

Comment ne pas être frappé de l’inconséquence qu’il y a de la part de M. Spencer à présenter comme données primitives les croyances mêmes qu’il déclare acquises et dont il s’applique précisément à retracer « la genèse ». Il n’a pas la ressource de dire que ces croyances, acquises dans l’évolution individuelle, sont primitives au regard de l’évolution sociale ; car apparemment il n’est pas disposé à soutenir que l’individu ait jamais pu accomplir son évolution dans l’isolement. Ne fait-il pas d’ailleurs intervenir (très-ingénieusement) dans la formation de ces conceptions le langage ; et le langage ne suppose-t-il pas la société ?

Ainsi l’homme « vraiment primitif » échappe à nos investigations, par conséquent aussi ses idées et ses croyances. M. Spencer lui-même en fait l’aveu, en termes qui méritent d’être cités. « Il y a, dit-il, plus d’un motif de soupçonner que les hommes actuels, offrant le type le plus bas et formant les groupes sociaux les plus rudimentaires, ne sont point semblables à l’homme tel qu’il était à l’origine. Probablement