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c’est à la fois quelque chose et rien, une sorte de réalité mystérieuse et fugitive ; les métamorphoses sont plus surprenantes encore dans le monde animal ; la distinction, si simple en apparence, entre les êtres animés et les choses inanimées, est longtemps impossible ; plus impossible encore la distinction entre les illusions du rêve et les perceptions réelles, entre ce qu’on croit voir et ce qu’on voit. Le sommeil, l’évanouissement, l’apoplexie, cette mort temporaire, sont autant de phénomènes inintelligibles au sauvage, et qui le rendent absolument incapable de comprendre le plus terrible de tous, la mort. Il revoit en songe ses parents morts, donc ils ne sont point anéantis ; il entend leurs conseils, leurs plaintes, donc ils n’ont cessé ni de penser ni de sentir… De là la croyance universelle et toute naturelle aux esprits, aux spectres, aux démons, à une autre vie et un autre monde, à l’intervention des morts dans les affaires des vivants, à l’action des agents surnaturels comme causes supposées de l’épilepsie, des tics nerveux et des maladies de toute sorte. Bien des traces de ces antiques croyances subsistent encore aujourd’hui, comme l’a fait voir Ed. Tylor, dans un long et curieux chapitre de sa Civilisation primitive. Nos paysans n’emploient-ils pas journellement des formulés d’exorcisme analogues à celles des sauvages ? N’attribuent-ils pas les maladies des animaux à des sortes de démons logés en eux ? Il n’est pas jusqu’à l’usage si répandu, de dire à ceux qui éternuent : Dieu vous bénisse ! qui ne semble indiquer que l’éternuement a été chez nos pères, ainsi qu’il l’est encore chez beaucoup de sauvages, regardé comme un cas de possession et attribué à un esprit malin.

Le même lien logique qui enchaîne les croyances entre elles relie les pratiques aux croyances. C’est ce que M. Spencer établit d’une manière saisissante en traitant successivement de l’inspiration, de la divination, de la sorcellerie, des lieux sacrés, des sacrifices, du jeûne et de la prière, des rites funéraires et du culte des ancêtres, du culte des idoles, des fétiches, des animaux, des plantes, etc. Le fond commun de toute la religion primitive, c’est toujours, selon lui, cette croyance à la survivance des morts, et partant à une multitude d’esprits, flottant comme par essaims dans tout l’univers, présents partout, s’immisçant dans toutes choses, causes présumées des biens et des maux.

C’est aux mythologues et à ceux qui étudient l’histoire des religions, qu’il appartient de discuter ces vues de M. Spencer, de nous dire si elles forment un système aussi exact et conforme aux faits, que logique et bien lié. L’auteur ne se dissimule pas qu’il choque les théories aujourd’hui régnantes parmi des savants de la plus haute autorité ; mais il déclare que les théories de ces savants ne sont « ni conformes aux lois de l’évolution mentale, ni d’accord avec les faits sans nombre que nous offrent les races non civilisées[1]. » Sa théorie, à lui, toute hardie

  1. M. Spencer semble faire ici allusion principalement à la théorie exposée par M. Max Mûller dans sa Science des Religions.