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devoir être légèrement rectifiée, pour se faire accepter des esprits non prévenus et pour porter tous ses fruits. — En un mot, qu’on fasse partir l’évolution sociale d’un minimum de discipline, de prévoyance et de bonté, rien de mieux ; mais il faut prendre garde de se rendre la tâche impossible en mettant à l’origine un néant absolu de sociabilité, de justice, d’aptitudes à vivre et à agir en commum ; car ce serait se condamner à tirer ex nihilo tout le progrès social. On compare le sauvage à l’enfant et l’on a raison ; mais l’enfant possède, au moins en germe, tout ce qu’il faut pour devenir un homme.

L’intelligence de l’homme primitif est, comme sa sensibilité, celle d’un enfant. Absorbé dans la sensation présente, la perception actuelle le domine et l’envahit jusqu’à le rendre incapable de réflexion. Nulle attention suivie, nul esprit d’analyse, une extrême répugnance à l’abstraction, point de curiosité rationnelle, aucun discernement du vraisemblable et de l’invraisemblable, aucun soupçon de l’ordre naturel et de la causalité physique, une crédulité prodigieuse et une imagination insatiable de merveilleux. Ici encore les traits sont peut-être un peu forcés et les négations trop absolues ; mais le tableau, en somme, est saisissant. Nous y verrions peu à redire, si l’auteur n’avait pas une tendance (commune à toute l’école empirique, mais, selon nous, trompeuse) à exagérer la passivité et le vide de l’intelligence inculte, à méconnaître l’activité propre de l’esprit, lequel possède, croyons-nous, quelques facultés originelles, aussi peu nombreuses, aussi rudimentaires qu’on voudra, mais enfin irréductibles et essentielles. L’expérience lui apprendra à les diriger ; elle les fécondera et les développera à l’infini ; mais cette expérience elle-même les présuppose et n’est possible que par elles. Le progrès intellectuel est de tous les progrès le moins contestable ; mais encore faut-il à ce devenir comme à tout autre un point de départ. Si votre analyse de l’esprit va si loin qu’elle dissolve et supprime l’esprit lui-même, vous anéantissez l’agent même et le sujet de ce progrès que vous voulez décrire.

Le seul point de détail que nous relèverons dans cette vigoureuse peinture de l’impuissance intellectuelle des sauvages, est un passage touchant leur inaptitude à généraliser. Ce passage demanderait explication. Si quelque chose, en effet, a été bien établi par la psychologie expérimentale elle-même[1], c’est que l’enfant (auquel on assimile à bon droit le sauvage) pèche plutôt par excès que par défaut de généralisation. Il généralise d’instinct et fort vite, trop vite précisément et sur des ressemblances trop superficielles : voilà pourquoi il généralise mal. Si donc le sauvage peut être dit incapable de généraliser, c’est seulement en ce sens qu’il le fait en étourdi, sans réflexion, sans rigueur, sur des observations insuffisantes, et, comme le dit ailleurs M. Spencer lui-même, d’après des ressemblances superficielles.

  1. Voir, entre autres études sur ce point, celles de M. Taine dans son livre de l’Intelligence, et dans un article sur l’Acquisition du langage par les enfants. (Revue phil., nº 1, 1er janvier 1876.)