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été sans doute inaugurée par l’édition de quelques œuvres péripatéticiennes. Elles sont, en effet, l’objet de nos préférences nationales. Mais, en Allemagne, on a plus de penchant pour les disciples de Platon. C’est pourquoi M. Charles Barach a publié d’abord l’opuscule justement célèbre de Bernard de Chartres sur la formation de l’univers, De mundl universitate, autrement intitulé Mégacosme et Microcosme.

Lorsque Jean de Salisbury dit de Bernard de Chartres qu’il était le plus distingué des platoniciens de son temps, il ne se trompe pas. Grammairien, poète et suffisamment philosophe, Bernard joignait beaucoup de science à beaucoup d’esprit. Dans un temps où il n’y avait guère que de très-mauvais poètes, il faisait des vers où l’on remarque un assez grand nombre de traits ingénieux. C’est un lointain disciple d’Ovide, un païen de la décadence, à qui répugnent les banalités chrétiennes. Voilà ce qui le distingue. Quant à sa doctrine, c’est bien, en effet, le platonisme alexandrin. Ayant cité quelques-uns de ses vers, les auteurs de l’Histoire littéraire s’écrient : « À Dieu ne plaise que nous prenions la défense de la doctrine insensée contenue dans ces vers ! Le dernier distique surtout fait horreur[1] » Ce dernier distique est celui-ci :

Exemplar specimenque Dei virguncula Christum
Parturit, et verum sæcula numen habent[2].

Il est certain que tel n’est pas le dogme chrétien. Le Fils, né dans le temps, pour être le vrai Dieu des choses périssables, tandis que son Père, dont il est l’image, demeure le vrai Dieu des choses éternelles, voilà bien une fiction capable de causer le frisson de l’horreur à de fervents disciples de saint Augustin.

Mais là n’est pas tout le platonisme de Bernard de Chartres. Ses vers et sa prose mythologiques nous offrent encore beaucoup d’autres fictions qui ne sont ni plus originales ni plus orthodoxes. L’Église enseigne que ce monde a été fait de rien, dans le temps, par un acte libre de la volonté divine. Bernard explique autrement le mystère de la genèse. De toute éternité subsistait, dit-il, l’informe matière. Quand Dieu l’a voulu, les êtres divers se sont dégagés de ce fonds commun, et voilà comment s’est accomplie la création des choses. Elles sont, il est vrai, des choses individuelles ; mais ce qui les détermine individuellement, c’est leur propre forme ; elles subsistent formellement limitées au sein de la matière unique, universelle. On sait quelles conclusions la logique doit tirer de ces prémisses téméraires. Mais Bernard de Chartres n’est pas, à proprement parler, un logicien. C’est un poète ; il ne conclut pas.

Il n’aurait fait d’ailleurs, en concluant, que répéter les dires d’autrui, les dires de Thierry, son frère et son maître. M. Barach ne paraît pas connaître ce Thierry, à qui Bernard dédie son livre : Terrico,

  1. Hist. littér, de la France, t. XII, p. 271
  2. Chap. III de l’édition deM. Barach, vers 53, 54.