Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/631

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
621
delbœuf. — léon dumont et son œuvre philosophique.

lier[1], ces consciences étrangères ont avec la nôtre, ou, comme s’exprime Dumont, avec notre moi ? Et à cette demande si naturelle on ne trouve chez lui aucune réponse.

Admettons toutefois que l’univers soit composé de matière et de vide, de conscience et d’inconscience ; comment la matière va-t-elle s’organiser et acquérir des propriétés physiques, biologiques, intellectuelles ? par l’habitude. Les habitudes luttent entre elles ; les bonnes finissent par l’emporter, — du moins chez les races qui sont dans la voie du perfectionnement[2]. C’est la théorie de la sélection naturelle appliquée aux instincts, aux mœurs, à la civilisation. On peut être d’accord avec Dumont sur ce point ; mais où l’accord cesse, c’est quand il donne un paralogisme pour un argument. Il m’est impossible de me faire une idée d’une force physique acquérant des habitudes[3], ni de voir une habitude acquise dans ce fait qu’une clef joue mieux après avoir servi. « Quand deux forces se rencontrent, dit-il, elles agissent l’une sur l’autre et se modifient réciproquement ; elles s’adaptent nécessairement l’une à l’autre. Mais une fois ces modifications produites, chacune d’elles conserve une certaine manière d’être au point de vue de la direction et de l’intensité, elle la conserve jusqu’à ce qu’elle ait été modifiée différemment dans une nouvelle rencontre avec d’autres forces : c’est ce qu’on appelle inertie… » Dumont s’est laissé ici induire en erreur par des métaphores usitées en mécanique, mais auxquelles il ne faut pas attacher de sens précis. En réalité, des forces ne peuvent se rencontrer ni se modifier. Quand un corps en mouvement se dirige vers un certain point et qu’une force vient lui imprimer une autre direction, la force qui l’animait n’a été nullement rencontrée ni nullement modifiée par la première, et ces deux forces ne se sont pas fondues en une seule qu’on appellerait résultante. Elles continuent à subsister pour elles-mêmes et n’ont aucune communication entre elles. La force qui anime le bateau n’a aucune influence sur celle du passager qui va et vient sur le pont. D’ailleurs on ne peut concevoir la force sans un point d’application, et ce point est absent dans la théorie de Dumont. Je ne puis donc admettre cette définition toute mécanique que Dumont donne de l’habitude : « La manière d’une force de réagir sur les autres forces, manière de réagir qui résulte elle-même de l’action que les autres forces ont exercée antérieurement sur elles[4]. » L’habitude ne serait qu’une combinaison de forces ; au

  1. Revue phil., passage cité, p. 441.
  2. Revue scientifique, 22 juin 1872 ; La civilisation, etc., p. 227.
  3. Revue philosophique, avril 1870, p. 321 et 337.
  4. Ibid., loc. cit., p. 337.