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delbœuf. — léon dumont et son œuvre philosophique.

naturelles. Celles-ci de leur côté gardaient la même réserve, et tous, savants et philosophes, professant in petto le scepticisme de Voltaire, se donnaient ouvertement le mot pour ne froisser aucun des sentiments auxquels ils donnaient conventionnellement l’épithète de respectables. On se fait facilement une idée de l’éclat provoqué par le darwinisme faisant irruption, avec ses allures indépendantes et quelque peu irrévérencieuses, au milieu de ce beau monde poli, compassé, circonspect, entiché de la noblesse de ses origines. D’abord on n’y fit pas attention ; puis, comme il avait l’air de tenir à être traité sur un pied d’égalité, on répondit à ses avances par le dédain d’abord, par le mépris ensuite, et enfin par les injures. Les plaisanteries commencèrent par pleuvoir dru sur cet intrus insulaire habillé à l’allemande. Les savants de l’Université, qui pourtant avaient vu des chenilles devenir papillons, lancèrent leurs plus beaux traits d’esprit sur l’étrange penseur qui faisait dériver les espèces les unes des autres et qui n’était pas éloigné de soutenir que l’homme descend d’un singe. Le nouveau venu cependant ne se laissait pas intimider et tenait bon ; aux épigrammes il répondait par des faits, aux railleries par des arguments, aux sourires narquois par des accents convaincus. La lutte devenait sérieuse. Alors un autre adversaire entra en scène, la religion. La religion : c’était, en effet, ici sa place : elle doit avoir son mot à dire dans les questions scientifiques. Qui pourrait songer à nier sa compétence en face du bûcher qu’elle éleva à Giordano Bruno, de la rétractation qu’elle imposa à Galilée ? Les évêques, du haut de leur chaire, lancèrent leurs foudres contre le darwinisme qui venait donner de nouveaux coups aux fondements déjà si ébranlés de la création selon la Bible. Darwin devint une espèce d’Antéchrist, et la campagne fut conduite avec tant d’ensemble et de vigueur, que l’Académie des sciences de Paris refusa, en 1870, d’accueillir Darwin parmi ses membres correspondants, Darwin, cet Atlas de la pensée moderne, et qui portera pendant des siècles sur ses robustes épaules le globe de la spéculation et de la science. Pourtant l’histoire est là qui nous permet de prédire à quoi aboutira tout ce tapage. On commence par dire qu’une doctrine est ridicule ; puis on prétend qu’elle attaque la religion ; enfin, quand elle se vérifie, on soutient qu’elle se trouve déjà dans Moïse.

Aujourd’hui encore l’enseignement officiel repousse le transformisme. Il faut voir de quelles précautions s’entourent, à part une ou deux exceptions, ceux qui, contraints par l’évidence, se croient tenus de lui reconnaître une toute petite part de vérité ; ils se disculpent, pour ainsi dire, de ne pas le charger de tous les méfaits,