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criticisme sur les Commencements probables d’une histoire de l’humanité[1]. Le quatrième Essai de critique générale où sont discutées les thèses historiques de Kant est l’une des œuvres les plus fortes de M. Renouvier : il est rempli de vues profondes sur l’état moral primitif, sur l’origine de la justice, sur l’établissement des empires et des religions, sur les formes de l’injustice dans le système de l’autorité et dans celui de la liberté, enfin sur le progrès. Sur cette dernière question l’auteur est quelquefois plus négatif que ne le comporte, ce me semble, sa propre philosophie. Sans doute le progrès, posé comme une loi qui n’admet pas d’écart, est une autre forme de la nécessité ; sans doute il y a une solidarité du mal comme il y en a une du bien et les nations peuvent, par leur faute, descendre au lieu de s’élever : le moyen-âge, quoi qu’en disent les positivistes, n’a été qu’une longue éclipse de la raison et de la liberté[2]. Mais si, comme l’affirme l’Essai sur la psychologie rationnelle, le progrès personnel est la loi de la liberté ; s’il y a lieu de croire à la possibilité et même à la probabilité d’un ordre général des fins ; si la croyance en la Providence n’est que la foi à la prédominance définitive du bien, le progrès historique, sans être une loi fatale, sans empêcher les chutes et les redressements, n’est-il pas tout au moins une légitime et fortifiante espérance ? Au fond, je n’en doute pas, telle est bien la pensée de M. Renouvier : il veut le progrès par la justice, comme il veut la justice par et pour la liberté.

J’ai achevé, d’après le plan que je m’étais tracé, cette longue étude qui est cependant bien incomplète. J’ai été obligé de ne mettre en lumière que les grandes questions de méthode et les principes les plus généraux du criticisme contemporain. Autant que possible, je me suis placé au point de vue même de l’auteur et je ne lui ai fait que des critiques formelles : quant à discuter à fond tant et de si importants problèmes, c’est ce que je ne pouvais ni ne voulais faire dans le cadre que je m’étais imposé. Je tenais uniquement à appeler l’attention des philosophes français et étrangers sur un penseur qui est toujours original, qui est souvent profond, et dont, je dois le répéter, la France a le droit d’être fière.

Beurier.
  1. J’ai exposé la théorie kantienne du mal radical à propos de l’analyse de la Philosophie de la religion de Kant par M. Philippe Bridel, dans la Revue Philosophique du 1er  février 1877.
  2. M. Renouvier a longuement développé cette idée dans les conclusions de la Science de la morale. C’est elle aussi qui lui a inspiré son curieux livre de l’Uchronie dont l’analyse a été faite et bien faite dans cette Revue (1er  septembre 1876, par M. Compayré, ce qui me dispense d’en parler à mon tour.