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beurier. — philosophie de m. renouvier.

cation de la volonté[1]. » À la bonne heure ! Mais il résulte de là que le double fondement expérimental de la morale de M. Renouvier est aussi insuffisant qu’il est nécessaire ; il faut y ajouter, et dès le principe, l’impératif catégorique, et reprendre, sauf à la compléter, l’admirable analyse de Kant. L’auteur ne pouvait pas le faire, parce qu’il a omis l’obligation dans sa table des catégories. Ce grave oubli devait l’amener à énerver la morale du criticisme par l’emploi de procédés dont le caractère purement expérimental se dissimule mal sous l’abstraction des formules.

L’impératif catégorique est le vrai et premier principe de la moralité. Il s’impose aux individus comme aux sociétés ; il crée des obligations personnelles de vertu aussi bien que des devoirs de justice ; enfin, c’est en lui que se trouve la racine rationnelle du droit de contrainte.

Le droit effectif et actuel de contrainte d’un agent moral sur un autre suppose évidemment de la part de ce dernier une violation de la loi et ne saurait s’admettre dans une morale abstraite, fondée sur le concept d’une société d’agents qui ont tous la même droiture. Mais, même en restant dans l’hypothèse d’une seule raison impeccable ou d’une société d’êtres infaillibles, rien n’empêche cette ou ces raisons de concevoir la possibilité et la légitimité d’une contrainte éventuelle vis-à-vis d’êtres quelconques, qui pourraient les empêcher d’accomplir le devoir en y manquant eux-mêmes. Il y a plus : par le fait même que l’homme est peccable, que la loi est pour lui obligation, travail, effort, il ne la peut concevoir qu’avec une généralité suffisante pour embrasser à la fois le monde des infaillibles, auquel il aspire, et celui des déchus, auquel il appartient. Le devoir renferme en lui-même les deux notions antinomiques de paix et de guerre, de guerre contre soi-même et au besoin contre les autres, de paix à établir en soi et partout.


M. Renouvier a donc, quant aux fondements rationnels de l’éthique, affaibli gravement la doctrine kantienne : au contraire, il a heureusement complété l’œuvre de Kant en rétablissant dans la morale les éléments passionnels qu’avait exclus l’auteur de la Critique de la raison pure ; il a on ne peut mieux montré comment ils s’accordent avec la loi et élucident la notion du mérite. Il n’a pas été moins bien inspiré, dans son Introduction analytique à la philosophie de l'histoire, en expliquant par la liberté la naissance et la croissance du mal, problèmes qu’avait laissés sans solution l’ouvrage d’ailleurs si remarquable et encore trop peu connu du fondateur du

  1. Morale, I, 27.